THANATOPRAXIE

Cette nouvelle m’a été commandée par mon ami Stéphane pour son malheureusement défunt site professionnel dédié au tatouage : « Color my skin ».

***

Je suis un gros fumeur. Quand je dis gros, je parle non seulement de la quantité de poison phénoménale dont je sature mes poumons mais aussi du poids invraisemblable auquel je soumets mes genoux.
Fumer tue, c’est absolument certain. Pour autant, ne pas fumer ne rend pas immortel. Nul besoin d’une étude de l’INSEE sur la mortalité pour conclure que le nombre de décès est au bas mot d’un par habitant.

Pour cette raison précise, la prétention immense de tous les chantres de la dictature anti-tabac ne m’inspire que mépris. En espérance, c’est exact, ils vivront plus vieux que moi, mais pourquoi ? Venir gonfler l’armée de vieux cons qui peuple la Terre ? Pourrir tous les systèmes de santé et de retraite ? Affamer leur propre descendance ? Pomper avidement le peu d’air respirable d’un monde surpeuplé et déjà au bord de l’asphyxie ? Ils n’auront pas l’élégance ultime de tirer leur révérence et décider d’arrêter de nous faire chier en débarrassant le plancher définitivement. J’ai tout autant de dédain pour ces absolutistes de la minceur et de la santé pour la même raison. J’exècre tous ces végétaliens – ou riens – qui se privent de viande au lieu de réfléchir un seul instant à la refonte des systèmes de production. Qu’ils bouffent leur tofu : je ne suis pas prêt de me priver de charcuterie.
Adolescent, je souhaitais mourir jeune mais je n’y suis pas parvenu. Aujourd’hui, à 50 ans, j’ai l’impression d’avoir trop duré. Je tiens à préciser qu’outre la cigarette et le surpoids, je suis athée pratiquant. Autant vous dire que je suis habitué à contempler la Mort en face. N’interprétez pas ça comme du courage, je suis tout aussi lâche que vous. C’est juste un état de fait. Malgré le baptême, le catéchisme et la communion, je n’ai jamais eu la révélation de Dieu ou d’une quelconque puissance supérieure. Pire, je suis certain qu’il n’y a rien. Cela m’a pris tout petit quand j’ai réalisé que les enfants pouvaient mourir eux aussi. Je me souviens avoir demandé à ma mère ce qui se passerait si jamais je disparaissais. Pourrais-je lui dire un petit mot de temps en temps pour la rassurer ? Elle m’a répondu avec un ton solennel que cela était impossible, que les morts ne pouvaient pas communiquer avec les vivants et réciproquement. Ce jour-là, je me suis dit que ce lieu qu’on appelle Paradis n’en était pas un, puisqu’il était possible d’y souffrir à la fois de l’absence et de la douleur d’une mère. J’ai eu la vision précise d’un Éden cerclé de barbelés et hérissé de miradors qui m’a profondément marqué. De fait, si le fond de commerce de la religion portait de manière endogène une telle contradiction, alors croire ne servait à rien. Une des conséquences de cette déduction fut qu’on me renvoya du catéchisme à de nombreuses reprises car je posais trop de questions. La religion s’accommode mal de ses contradicteurs. Tu crois et tu fermes ta gueule. Ces nombreux renvois ne firent que me conforter dans mon raisonnement qui, je le réalisais bien des années plus tard était fondé sur la certitude de l’amour de ma mère ; plutôt consolant. Cette idée du « Grand Rien » après la mort, s’est ancrée en moi et n’a jamais été infirmée.

***

Ce matin, un spécialiste relisant les résultats de mes examens, m’a déclaré, ironie, que je souffre d’un cancer incurable du pancréas. Bref, je n’en ai plus que pour trois mois. C’est avec résignation que j’ai accueilli cette annonce, j’avais depuis longtemps anticipé cette potentialité même si j’attendais plutôt une attaque du mal au niveau de la gorge ou des poumons. C’est indéniable, la Mort possède un grand sens de l’humour : être puni par où on n’a pas péché… Au demeurant je ne sais pas bien à quoi peut servir un pancréas ; et je m’en fous. Ce qui est important maintenant, c’est que je savais que ce jour là arriverait et que je suis prêt à mourir, pas de problème de ce côté là ; mais avant, j’ai quelques détails à régler. Il s’agit essentiellement d’assouvir ma sensualité. Restaurants étoilés, grand crus, palaces hyper-luxe et escorts de rêve à volonté. J’ai donc compté mes économies puis je les ai divisées par trois pour déterminer combien je peux me permettre d’excès chaque mois. L’oncologue m’a prévenu que je risquais de fort souffrir sur la fin, aussi je surpondère juillet et août, allouant moins d’Euros à septembre. Après avoir refait mes comptes, j’estime que ce que j’ai engrangé devrait être plus que suffisant pour m’adonner au stupre sans retenue pendant ce dernier été – pour moi. Quelque chose pourtant me retient. Un sentiment d’inutilité qui persiste. Je ne parviens pas à me lancer à corps perdu dans le plaisir. J’essaye d’analyser ce sentiment et je réalise avec stupeur que je n’ai aucune envie de finir ma vie comme un crétin d’épicurien à me remplir la panse et à me vider les… On imagine avoir pensé à tout mais la réalité est que les plans les mieux ourdis sont souvent fondés sur des hypothèses dont on n’a pas eu la clairvoyance d’éprouver la robustesse.
Je comprends vite que je préférerais, pour ces 90 ultimes jours, me diriger vers des sensations inédites. Oui, c’est cela, éprouver de nouvelles émotions, voilà ce qu’il me faut. Ce ne sera sûrement pas le saut en parachute, pensé-je en souriant, pas plus qu’à l’élastique, pas plus que toutes ces inventions casse-gueules où on se prend des « g » dans la tronche parce que c’est rigolo. Moi, ça ne me fait pas rire. Pourquoi ne pas tuer quelqu’un ? Un crime, ça c’est nouveau. Je ne l’ai jamais fait, j’en suis sûr ; et en ce qui concerne le châtiment… En réfléchissant à cette éventualité, je comprends vite que l’impunité dont je pourrais jouir ne fait pas de moi un assassin et quitte à mourir bientôt, autant partir en paix. Comme je ne trouve décidément pas quoi faire, je me retrouve, comme à chaque fois que je suis désœuvré, à boire une bière aux « Amis de Verlaine », une brasserie du quatorzième dotée d’une grande terrasse à toit ouvrant consacrée aux fumeurs. Je me dis que la douce montée de l’alcool de la mousse à mes neurones va stimuler ma capacité de réflexion et sûrement m’apporter un plan d’action. Je sais que c’est faux, bien entendu mais boire une bière en fumant c’est déjà un début de projet. Qui sait, peut-être qu’aujourd’hui, l’aventure sera au coin de la rue ? Je sais aussi que c’est faux, je n’ai jamais fait de rencontres dans ce café, excepté quelques gamines toxicomanes me proposant une gâterie dans les toilettes contre un billet de 50.
Une heure après, le cendrier s’est bien rempli et je n’ai toujours pas avancé d’un iota. Un léger courant d’air chaud sur ma nuque me fait tourner la tête. Une jeune fille, la vingtaine, pousse la porte vitrée du café. Elle me sourit. Je la regarde traverser la terrasse. Elle est vêtue léger, petite jupe en rayonne, débardeur et ballerines. Ses bras et jambes nus révèlent une multitude de tatouages. Elle disparaît bientôt dans l’espace non fumeur du bar. Je n’apprécie pas particulièrement les tatouages. Tout comme le parfum, les bijoux, les piercings, je préfère qu’ils soient portés discrètement. C’est sûrement parce que je suis un peu old school mais il me semble que cet affichage est un peu excessif. Du moins, me dis-je, je n’ai pas les clés pour comprendre un tel étalage, à considérer qu’il y en ait. Je replonge dans mes pensées, un peu moins morose car pendant un instant je n’ai pas du tout pensé à ma mort imminente. J’allume une cigarette et voilà la jeune femme qui revient une pinte de bière à la main. Elle pose ses doigts tatoués sur la chaise qui me fait face et d’un visage gracieux :
— Je peux ?
Un peu hésitant je lui réponds :
— Euh, d’accord !
Elle s’assoit avec une grâce extrêmement suggestive, avançant sa poitrine tatouée sous mon nez. Que me veut-elle ? Un peu sur la défensive je l’interroge à ce sujet :
— Euh, vous désirez quelque chose ?
— J’ai vu que vous étiez triste quand je suis entré. J’ai donc commandé cette bière et décidé de venir faire la conversation avec vous, sauf si bien sûr je vous dérange. Vous voyez, c’est ma pause et comme il fait un peu chaud…
— Je comprends. Je serai ravi de discuter avec vous…
— Moi c’est Lili, se présente-t-elle.
— Daël, enchanté.
— Alors pourquoi êtes-vous triste Daël ?
Pas méfiant je lui dis la vérité sur ma triste condition. Elle prend alors une mine navrée.
— Je suis réellement désolée, il n’y a vraiment rien à faire pour vous soigner ?
— Mon cas est au-delà du désespéré. Non ! Pas de traitement ! Juste la mort à la fin de l’été.
Un silence gênant s’installe mais vite rompu par Lili.
— Vous voulez visiter le studio où je travaille ? Ça vous changera les idées.
— Le studio ?
— Oh, je pensais que vous auriez deviné mon métier. Je suis tatoueuse, j’exerce mes talents rue des Suisses, juste à côté. Alors, ça vous tente ?
— Pourquoi pas ; mais vous savez, moi, les tatouages je ne suis pas très client.
— C’est juste pour une visite, ça ne vous engage à rien. Rassurez-vous je ne vais pas vous tatouer de force. Je vous montrerai quelques unes de mes œuvres.
— Vous avez raison, j’ai bien besoin de me changer les idées. Je trouve votre proposition très sympathique. Vous savez, je n’entends rien aux tatouages, je suis un vrai néophyte ; mais vous allez m’expliquer, j’espère. Les consommations sont pour moi.
Nous terminons tranquillement nos bières.
— Vous êtes très jeune pour avoir déjà votre studio de tatouage ? Vous devez être très douée ?
— Ce n’est pas mon studio, je n’ai pas encore cette chance. Mais je n’ai pas à me plaindre, j’assiste un tatoueur génial. Il s’appelle Caa. C, A, A.
— Caa ? C’est son prénom ? Ses initiales ?
— Vous savez tous les tatoueurs ou presque ont des surnoms, des noms d’artiste en somme. En réalité il s’appelle Jérôme. Je peux vous piquer une cigarette ?
— Bien sûr, je vous en prie Lili.
— Caa est vraiment super fort et il a une spécialité rare dans le monde du tattoo.
— Ah oui, laquelle ?
— C’est un secret vous savez, mais je me sens en confiance avec vous. Je me dis que je peux vous en parler. Vous ne le répéterez pas ?
Elle n’attend pas ma réponse et enchaîne.
— Alors, voilà, il est en cheville avec un croque-mort et suivant les désirs des familles il tatoue les cadavres. La demande est énorme, il ne vient quasiment plus au studio tellement il a de macchabées à préparer.
Je suis un peu ébahi, je n’ai jamais entendu parler d’une telle pratique.
— C’est un rituel d’ordre religieux ?
— Oui ! Vous savez on a beau être au XXIème siècle, il y a encore énormément de gens superstitieux. Les tatouages d’après leur croyance sont comme un passeport pour les défunts : ça leur ouvrirait les portes du paradis.
— Quelle drôle d’idée !
— Bon, je vois que vous avez terminé. On y va ?
— OK !
Son studio n’est effectivement pas très éloigné. Je ne l’avais pas remarqué malgré sa devanture un peu tape-à-l’œil ; il est vrai que je ne suis pas très observateur. L’intérieur du commerce est agencé exactement comme je m’y attendais. Les murs peints en noir sont couverts de motifs de tatouages et de photos de bras, jambes, dos et torses tatoués. C’est riche en couleur mais toutes ces peaux exhibées sous cet éclairage cru donnent un petit côté médical, voire chirurgical à l’ensemble. Au fond de la boutique deux fauteuils qui ressemblent comme des frères à celui de mon dentiste renforcent encore cette impression. Et puis il y a aussi tous ces flacons d’encre alignés comme des produits de soins dans un bloc opératoire. Une sensation de malaise m’envahit…
— Alors ? Le studio est à votre goût ?
— Oui ! Très, mens-je.
Je n’ai en réalité qu’une seule envie, c’est sortir de cette boutique de malheur.
— Venez, je vais vous montrer mon book.
Je regarde les images qu’elle fait défiler devant mes yeux et mon trouble grandit. Le rouge des motifs se transforme en sang, les contours des ornements se mettent à palpiter. Tous les morceaux de corps qu’elle me dévoile ont l’air déformés, mutilés, suppliciés. Je continue pourtant mon examen, impassible, me fendant d’un compliment de temps en temps pour donner bonne figure. Le book de Lili est très épais, le cauchemar est interminable. Je suis vraiment à la limite de vomir. J’ai envie de hurler, de lui donner des coups de poing, de faire n’importe quoi pourvu que ça s’arrête….
Salvatrice, la porte du studio s’ouvre et m’autorise à arracher les yeux de son catalogue de l’horreur. Un homme, la quarantaine, fait son apparition. Il est vêtu d’un costume gris, veste ouverte sur son torse nu ; un chien furieux aux ailes déployées y est tatoué. L’écume à la gueule, on dirait qu’il va me sauter dessus tant il paraît réel.
— Tu me présentes ton ami, demande l’homme d’une voix caverneuse ?
— Daël, je vous présente Caa. Caa, Daël.
Je serre sa main ferme. Ainsi c’est donc lui le fameux Caa qui tatoue les morts, me dis-je. Il n’a vraiment pas le look de l’emploi. Je me serais attendu à une espèce de gros biker, gueule renfrognée, longue barbe, bandana sur la tête, bagues tête de mort à tous les doigts… Caa, s’il portait une chemise et une cravate, ressemblerait d’avantage à un banquier qu’à l’idée que je me fais d’un tatoueur.
— Ah, je vois que Lili vous a montré ses œuvres, dit-il. Voulez-vous que je vous présente les miennes ?
Je n’ai pas la force de décliner sa proposition. Me voilà donc reparti dans le book de Caa, à la nuance près que je ne me sens pas du tout pénétré par les mêmes sensations. Au contraire, je trouve ses tatouages élégants, fins et plein de grâce. Caa ne me dévoile rien de figuratif, uniquement des symboles, effroyablement complexes pour certains, mais toujours d’une grande pureté, d’une merveilleuse précision. Ils enrobent les courbes des corps tout en leur donnant de nouveaux reliefs. Je n’y connais rien, bien sûr, mais j’ai bien l’impression que je me trouve face au talent. J’en ai les poils des bras qui se dressent. Très admiratif du travail de l’artiste, je me hasarde :
— Je sais que c’est un secret mais Lili m’a expliqué que vous pratiquiez aussi des tatouages sur les morts. Cela leur ouvrirait les portes du Paradis. En ce moment, j’ai un grand appétit pour la nouveauté…
— Pourquoi pas ? Après tout, vous êtes un ami de Lili, n’est-ce pas ? Je peux bien vous montrer à quoi ça ressemble. Je vous préviens, ce sont des photos de cadavre.
J’ai un léger doute vite estompé par une curiosité un peu malsaine, je le reconnais ; au demeurant, mes réflexions m’avaient conduit à vouloir éprouver de nouvelles sensations. Alors, pourquoi ne pas reluquer des photos de macchabées ?
— Je veux bien y jeter un œil.
Caa sort une clé dorée de sa poche et ouvre un petit tiroir d’où il se saisit d’un album photo. Il s’approche de moi avec un sourire de conspirateur.
— Tenez, voilà à quoi cela ressemble. Je fais de mon mieux pour les rendre présentables, mais je l’avoue certains sont un peu abîmés.
Ce que je découvre alors me fait monter les larmes aux yeux. La sérénité que dégagent ces corps est proprement stupéfiante. La douceur et l’harmonie du tatouage qui couvre une grande partie de leurs peaux inspirent un sentiment de paix, de quiétude, de repos. Les motifs gravés sur leur derme font penser à des habits, d’extraordinaires habits de cérémonie, à la fois solennels et mystiques. « Ces morts sont heureux, pensé-je ». Ils partent apaisés, prêts pour le Ciel. Caa tourne les pages de son album sans un mot et je suis ébloui par la lumière qui jaillit de toutes ces dépouilles. Je voudrais que mon corps d’obèse soit lui aussi décoré ainsi ; je veux être aussi beau que tous ces morts. Il semblerait bien finalement que j’ai trouvé à quoi je vais consacrer mes derniers instants. Cette fois l’aventure était au coin de la rue.
— C’est merveilleux Caa. Je n’ai jamais rien vu d’aussi émouvant, d’aussi poignant. C’est réellement impressionnant.
— Merci Daël, vous êtes très aimable.
— Vous ne faites que les morts ? Car je vous l’avoue, j’aimerais vraiment arborer de telles œuvres sur ma peau ; et si de plus elles ouvrent les portes du Paradis…
— Bien sûr que je tatoue aussi les vivants, c’est même mon métier, sourit-il. Je vous préviens ça coûte assez cher, car cela nécessite de nombreuses heures de travail.
— J’ai de quoi vous payer. Quand peut-on commencer ?
— Je pensais avoir fini ma journée, mais si vous êtes disponible, on peut s’y atteler maintenant.
— D’accord, allons-y. Choisissons tout d’abord le modèle…

***

Je me réveille en sursaut au son aigrelet de mon réveil. Mes draps chiffonnés s’agrippent à ma peau halitueuse. J’ai fait un cauchemar, un très sale rêve dans lequel Lili me chevauche sauvagement en me martelant le visage de coups de poing. Ses cris sauvages et sa grimace salace attestent qu’elle y prend beaucoup de plaisir ; pour ma part, cet accouplement bestial ne me procure aucune satisfaction. Je ne sens absolument rien si ce n’est de la peur. Mon corps tétanisé est devenu un bout de bois sec. J’essaye de me débattre mais c’est impossible, je suis paralysé. Je veux crier mais aucun son ne sort de ma gorge. De ses ongles acérés, elle se met alors à écorcher mon torse violemment, arrachant des lambeaux de chair tout en continuant à bouger ses hanches de plus en plus vite. Je reprends conscience quand ses mains s’enfoncent dans ma cage thoracique pour y arracher mon cœur. Le plus terrorisant dans ce cauchemar est ce sentiment de totale impuissance, comme si j’étais déjà mort tout en restant lucide. Je me dis que mon inconscient n’est pas allé chercher bien loin. Cette association de sexe et de mort est un peu convenue, somme toute. Original ou pas n’est certes pas le problème, l’essentiel est d’exorciser.
Il fait déjà très lourd ce matin et la sueur sur ma peau se fait désagréable. Je me lève donc pour aller me doucher. Passant devant le miroir de l’armoire à pharmacie, je ne peux m’empêcher d’admirer l’ébauche du tatouage sur mon épaule gauche. Le premier mot qui me vient à l’esprit est « splendide ». Ce n’est qu’un début mais c’est très prometteur. Je n’avais jamais remarqué que j’avais de si jolis bras. De surcroît, le dessin de Caa en redéfinit les contours, les transforme en bourgeon d’aile, comme celle d’un ange. Je me rends compte que je divague et fonce dans la cabine pour m’asperger d’eau glacée. Ça fait un bien fou. Les dernières brumes de sommeil qui s’enroulent à ma pensée disparaissent bientôt. Pourtant sans trop savoir comment, nu dans ma serviette, je me retrouve à nouveau planté devant mon reflet à fixer les lignes hypnotiques de mon tatouage. J’ai eu une absence.
— Il faut que tu te secoues mon petit vieux, pensé-je.
Je regarde l’heure qui s’affiche sur la pendule de la cuisine. Pas d’angoisse, cette petite défaillance n’a duré que quelques instants. J’ai largement le temps de boire un bon bol de café avant mon nouveau rendez-vous avec Caa. Je passe une crème hydratante sur le tatouage comme on me l’a conseillé. Je ne décèle aucune rougeur, je ne ressens pas de démangeaison, comme si j’avais déjà cicatrisé. Étonnant !
Malgré quelques douleurs abdominales, je me sens très en forme ce matin. Pas de nausées, pas de vomissements. C’est probablement un des effets de ce nouveau compagnon sur mon épaule. Mon arabica à la main, je ne peux à nouveau pas m’empêcher de contempler cette œuvre. Je la regarderais des heures tant elle est magnifique. Je ne pensais pas qu’on pouvait tirer autant de satisfaction d’un si petit dessin. Ce qui est le plus surprenant, c’est que je ne trouve aucune incongruité à ce petit ornement pourtant tout nouveau sur ma peau. Tout à l’inverse, je ne peux m’empêcher de penser à quel point il était déplacé de ne pas le porter auparavant. Je reste un long moment ainsi, comme un chien d’arrêt devant le gibier ; puis, pour je ne sais quelle raison, je parviens à m’arracher à ma rêverie. Il est temps de bouger. Je m’habille en hâte et cours ventre à terre vers le studio de tatouage en prenant soin d’éviter de m’exposer au soleil : ordre du tatoueur. A l’arrivée, j’ai 25 minutes d’avance et l’échoppe est fermée.
Essayant de calmer mon cœur qui palpite, je décide d’aller boire un petit jus aux « Amis de Verlaine », afin d’éviter de patienter debout ; mes genoux sont fatigués. Alors que j’approche du bar, je remarque Lili, très légèrement vêtue, assise à la table que nous occupions la veille. Elle sirote une tasse de thé, rêveuse. Le cauchemar de la nuit passée refait surface et je dois contrôler ma répulsion pour m’installer sur la chaise qui lui fait face.
— Bonjour Lili !
— Bonjour Daël. Alors votre tattoo ne vous fait pas trop souffrir ?
— Pas du tout. Je ne ressens ni douleur ni démangeaison, tout est comme si j’avais déjà cicatrisé.
— Vous êtes content du résultat ?
— Magnifique. Jamais rien ne m’a rendu aussi heureux. J’ai vraiment hâte que Caa continue son travail.
— Il ne devrait plus tarder à présent, il est très ponctuel.
Le serveur passe prendre la commande et reviens bientôt avec un café bien mousseux, comme je les aime. Je propose à Lili une cigarette qu’elle refuse et m’en allume une. Je prends un air détendu en soufflant la fumée de ma première bouffée ; en réalité je suis toujours aussi crispé par les images de mon rêve. De ce fait, j’ai beaucoup de difficultés à fixer son regard. Comme je manque d’inspiration, pour détendre l’atmosphère, j’entame la conversation par la première idée qui me passe par la tête.
— Vous croyez au Paradis ?
Lili réfléchit un instant puis avec une moue désabusée me répond.
— Je ne suis pas sûre que le Paradis existe, mais si c’est le cas, il doit être à peu près désert. En revanche, je suis certaine qu’il y a un Enfer et qu’il est surpeuplé. Je le vois tous les jours aux actualités. La saloperie qui règne en ce bas monde est généralisée. Je devrais plutôt dire industrialisée. Chacun rivalise de cruauté, d’égoïsme, de mesquinerie… Dès que l’un conquiert le pouvoir et donc l’impunité, il s’en sert pour écraser les autres et assouvir ses bas instincts. Tout débat n’est prétexte qu’à violence, il n’y donc pas de débat possible. Je ne suis pas du tout d’accord avec Rousseau, le Bon Sauvage n’existe pas et n’a jamais existé. L’Homme est par essence mauvais.
Elle se tait pour reprendre son souffle. Malgré le dégoût qu’elle m’inspire, sa tirade m’a ému et j’essaye de lui apporter un peu de consolation.
— Vous êtes bien jeune pour édicter de tels constats. Vous avez toute la vie devant vous. Pensez à la chance que vous avez, je donnerais tout pour avoir votre âge. Qu’est-ce qui vous rend donc si amère ?
— Je ne suis pas du tout amère. Je suis simplement réaliste. Vous n’êtes pas d’accord avec moi ?
Elle n’attend pas ma réponse et poursuit.
— Et puis je ne suis pas jeune du tout. J’ai au moins 6 000 ans.
— C’est amusant, je ne vous en donnais à peine 4 500, plaisanté-je.
— Voilà Caa qui arrive. Allons-y.

***

Chaque nuit je fais systématiquement le même cauchemar, mais contrairement à ce à quoi je m’attendais, je commence à y prendre un certain goût. Lili me viole toujours aussi sauvagement mais plus je me rapproche de l’échéance plus je ressens de plaisir à cette violence. Dans un futur proche je sais que, dans un orgasme de sang noir, elle m’arrachera le cœur pour de bon et se délectera du spectacle de mon agonie hémorragique. Le baiser de la Mort en somme.
Ces derniers jours, ma santé s’est bien dégradée. Je souffre constamment de violentes douleurs au ventre. Je me sens nauséeux de plus en plus souvent ; vomissements et diarrhées m’ont fait perdre beaucoup de poids. Un ictère incurable a teinté de jaune mon épiderme. Cela rajoute un élément de contraste intéressant à mon tatouage qui s’étend désormais sur tout mon corps. Je suis toujours aussi satisfait du travail accompli et je passe de nombreuses heures à admirer le tracé du merveilleux ouvrage dans le miroir de ma penderie. Je ressemble de plus en plus à un Ange. Oui, c’est cela, Je suis un Ange.
Hier je suis retourné à la messe pour la première fois depuis bien des années. J’ai prié Dieu avec ferveur, même si cela est bien inutile car je sais au fond de mon cœur que mon extraordinaire tatouage me conduira directement au Paradis. Ceinture et bretelle, comme on dit. J’ai demandé à Caa d’accélérer le mouvement pour ne pas mourir avant qu’il ait terminé son travail. De même, je le paye à chaque nouvelle séance pour être sûr de ne pas le léser par un décès prématuré. Depuis peu, je dors pendant les sessions tant je suis abruti d’antalgiques.
Aujourd’hui c’est notre dernier rendez-vous et je vais enfin pouvoir contempler l’œuvre dans son entier. Je suis bien incapable de courir ventre à terre comme au début de ma rencontre avec Caa mais je suis toujours aussi impatient d’aller au studio. Clopin-clopant, je me rends directement au rendez-vous, je n’ai pas le cœur de boire un café aux « Amis de Verlaine ». Imperceptiblement, je me suis attaché à Caa qui est un homme intelligent et sympathique. Son immense talent a le mérite de me faire oublier ma mort prochaine, au-delà même, de me la faire accepter sans peur.
Je salue la jeune tatoueuse qui m’attend sur le trottoir pour me tenir la porte. Elle me conduit avec un sourire directement vers le fauteuil dans lequel je m’installe le plus confortablement possible. C’est devenu un rituel. Je ferme les yeux et…

***

Je reprends conscience à plat ventre sur le cuir du fauteuil. Encore, une absence !
— Le tatouage est terminé Daël, me susurre Caa à l’oreille. En route pour l’Enfer mon pote.
— Qu’est-ce que… balbutié-je.
— Quel âge as-tu Daël ?
— 50 ans.
— Tu crois au Père Noël ?
— J’ai un peu passé l’âge, précisé-je.
— Pourtant, renchérit Lili d’un ton moqueur, tu crois bien aux tatouages magiques, non ?
Je n’avais pas relevé le tutoiement, mais de quel droit….
— Réponds abruti, insiste-t-elle.
Cette familiarité soudaine et ce ton autoritaire m’ouvrent brutalement les yeux. Je vois tout à coup les deux complices avec leurs vrais visages : des démons aux gueules grimaçantes tout droit sortis des Abysses. Tout me revient en mémoire soudain. Quand j’étais gamin, pour concevoir un scénario pour un jeu de rôle dont j’ai oublié le nom, j’avais lu pour m’amuser le Lemegeton d’Aleister Crowley. Je n’ai aucun problème à identifier mes vis-à-vis. Je fais face à Lilith, la Reine des succubes et Caacrinolaas le grand commandant de trente-six légions démoniaques. Étonnamment je n’ai pas peur. Je sais très bien que je suis en train de divaguer. Lilith enlace Caacrinolaas et se met à l’embrasser avec une obscénité goulue. Je regarde mon corps, si maigre désormais, couvert de scarifications purulentes et de sanies glutineuses. Je conçois, un peu tard, le stratagème utilisé par ces deux là. Dans leur tandem, elle joue le rôle de la rabatteuse, probablement en cheville avec mon oncologue. Elle m’amène systématiquement à penser à l’au-delà. Elle joue à m’effrayer pour mieux me jeter dans les bras de son compère. Lui joue le rôle de l’artiste, rassurant et plein de talent, il me subjugue et me mène par le bout du nez. Succès garanti pour les deux partenaires, ils savent très bien que je suis une proie facile. Je réalise que j’ai commis un bien grand blasphème. Tout en pensant retrouver la foi, j’ai abjuré ma religion avec ces croyances stupides. Si les démons existent alors le Paradis est une réalité, c’est évident. J’en ai perdu l’accès. Pour sûr, monter au Ciel ça ne s’achète pas.
— Dis-moi mon vieux Caa, s’esclaffe Lilith, il faudra penser à rajouter le tatouage à la liste des Arts Libéraux.
Rires gras…

***

L’Enfer est cerclé de barbelés et hérissé de miradors. Je n’y ai pas retrouvé ma Maman.

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par Anders Noren.

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