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LE DOIGT INVISIBLE – Chapitre 01

Motivation

« Le treizième travail d’Hercule : trouver un emploi.»

Roland Topor

Pense-bêtes

 

Accoudé au comptoir, mon ami Marc, fin commentateur de l’actualité, m’assure qu’il n’y aura pas d’issue heureuse à la crise de l’emploi.

— Si ça continue comme ça, ils auront plus vite fait de compter les mecs qui bossent que les chômeurs. Cette farce socio-économico-politico-écolo-financière, ça pue la mort. Ça va se terminer dans le sang et la guerre, prédit-il péremptoire.

Admirant au passage l’astucieux raccourci utilisé pour lier en un seul nœud gordien la plupart des composantes de la crise, je commande un whisky. Il est déjà vingt heures et j’en déduis que Marc n’en est pas à son premier apéro.

—  Tu m’as l’air bien remonté ce soir, Marc ?

— L’Humanité va dans le mur et tu voudrais que je ne me sente pas concerné, que je n’aie pas peur. Je vais te dire, j’en ai vraiment marre de toutes leurs conneries, rien ne sert à rien. L’Homme ne sauvera pas l’Homme, un point c’est tout. Il me semble d’ailleurs que c’est le boulot de Dieu de sauver les Hommes. Du coup, pas de bol pour moi, j’suis pas croyant, donc au niveau du Salut, je ne peux compter que sur moi-même. C’est effrayant mais c’est déjà ça, sourit-il faussement immodeste.

Je lève mon verre pour trinquer.

—  Tu crois vraiment qu’il n’y a rien à faire ?

—  Nada. Peau de zob. Que dalle. Ça fait des années que ça dure. Ils ont tout essayé ou du moins ils nous l’ont fait croire. Même si je ne les aime pas, il faut bien avouer qu’ils sont moins cons que moi ; alors si eux n’y arrivent pas… Il faut bien se rendre à l’évidence : Y’A PLUS DE BOULOT, UN POINT C’EST TOUT, hurle-il.

Quelques poivrots, toxicomanes morpionnisant ou blackjackistes solitaires nous jettent un regard noir, comme si le grattage de leurs tickets requérait le silence le plus respectueux.

—  Alors, reprend-il toujours aussi bruyamment,  toutes ces conneries d’inversion de la courbe du chômage, d’épanouissement au travail et de lien social, je vais te  dire, c’est de la connerie. Les machines font quasiment tout le travail à notre place. Regarde par exemple la RATP, ça fait longtemps qu’il y a plus de poinçonneurs, les rames roulent toutes seules sans conducteur, y a plus que dans les distributeurs automatiques que tu peux acheter un billet. Des machines partout, je te dis. Des robots qui sont pas payés, qui sont jamais fatigués, qui font pas de pause clope, qui se foutent pas en arrêt maladie et qui font pas grève. Tu vas dans le métro aujourd’hui, y a quasiment plus d’employés. Trois ou quatre contrôleurs qui restent en bande parce qu’ils ont peur de se faire tabasser dans les couloirs et puis un ou deux crétins par ci par là pour renseigner les gens ; mais je vais te dire, avec les Smartphones, si t’es Japonais, t’as plus vite fait de demander ton chemin à ton GPS que d’attendre que le mec de la RATP il parle Chinois.

—  Japonais, le reprends-je.

— Ouais, on s’en fout, c’est pareil pour le mec de la RATP, il parlera jamais aucune des deux langues et du coup à terme il dégage. C’est pareil, regarde, il y a plus de secrétaires à cause des traitements de texte et dans les agences bancaires, il y a plus de conseillers, on t’envoie chier et on te laisse te démerder avec le site internet. De toute façon, on s’en fout les banquiers, qu’ils crèvent, c’est des nazes.

— Eh là ! Je suis banquier, enfin du moins je l’étais ! m’insurgé-je.

— C’est bien ce que je disais, tous des nazes, pouffe-t-il. Mais pour revenir à mon propos, là je te citais que des boulots de merde mais sinon c’est partout pareil. Un gros ordinateur qui fait des calculs scientifiques pendant une minute, il faudrait combien de vies de savants pour faire la même chose à la main ? Hein ? Je te le dis, ils automatisent tout. Et quand ils ont pas réussi à automatiser, ils délocalisent dans les pays où le droit social, la sécurité au travail, les salaires, le Ricard et la blanquette de veau n’existent même pas. J’adore la blanquette de veau, confie-t-il.

— Et surtout le Ricard, ris-je.

L’inspiration lui manque, il en profite pour reprendre son souffle. De mon côté je commande un autre whisky. Le silence est retombé sur le bistrot ; le patron nettoie le comptoir enduit d’une épaisse couche de poil à gratter tandis que sa femme passe le balai sur un désolant tas de billets perdants. Des milliers d’euros dans la poubelle. Je pense assez cyniquement que le RSA est décidément une très belle invention : à peine distribué aux allocataires, il retourne dans les caisses de l’Etat via la Française des Jeux. Très beau calcul. «Restez Maître du Jeu, fixez vos limites.» osent-ils dire. Même cette petite mise en garde se donne des airs de message subliminal. MAÎTRE DU JEU ! Pour un tas de chômeurs qui ne maîtrisent plus rien, s’imaginer un instant MAÎTRE DU JEU, c’est frisson garanti. Alors à quoi bon se fixer des limites quand on est MAÎTRE DU JEU…

Marc me tire de mes sombres pensées.

—  Et toi, alors, t’en es où dans tes recherches d’emploi ? me demande-t-il.

— Tu sais très bien que je ne cherche pas. Quand on cherche on ne trouve pas. Dans ma branche, il faut entretenir ses relations mais surtout ne pas leur dire qu’on cherche un job, ne pas envoyer de CV : ça rend suspect. On n’aime pas les loosers dans ma branche. Et être au chômage, c’est être un looser. CQFD.

— Mais c’est complètement con ton truc ! s’exclame-t-il.

— C’est con mais c’est comme ça. Je peux t’en raconter mille sur le sujet. Tiens justement, une qui m’est arrivée, quand j’étais beaucoup plus jeune, pas vraiment puceau mais presque. Un chasseur de têtes m’a foutu dans la merde. Il a fait des pieds et des mains pendant des semaines pour que je change de banque. Après un premier entretien arrosé champagne et parfumé cigare, ce furent les taxis payés par sa boîte pour que je me rende aux rendez-vous avec son client, puis des places de concert, de théâtre, de foot… Au bout d’un moment séduit par le salaire mirobolant proposé et plus que tout, flatté par l’intensité de la cour qu’on m’avait faite, j’ai cédé et j’ai été exercer mes talents dans la nouvelle banque. Pas de bol, au bout de trois mois, elle fait faillite. Blam ! Je suis viré. Chômage pour la première fois de ma vie. J’étais un peu naïf à l’époque, c’est vrai, et je l’ai eu mauvaise. Je suis vraiment tombé de très haut. De plus, avec si peu d’ancienneté, comme tu peux l’imaginer, le chèque de départ n’a pas été fameux. Je me lance donc à corps perdu dans la recherche d’un nouveau job. Toujours naïf, j’appelle ce bâtard de chasseur pour qu’il m’aide à sortir de la situation problématique dans laquelle il m’avait fourré. A son ton, au bout du fil, j’ai senti immédiatement le mépris.  Il m’a alors expliqué, étouffant un ricanement, qu’il n’était pas là pour placer des chômeurs, puis sans excuse, sans au revoir ni rien, il m’a raccroché au nez.

— Putain, la vache ! jure-t-il.

— Je te le fais pas dire. Tu vois, depuis, je me méfie de ces cafards qui te promettent monts et merveilles pour te pousser à prendre des risques insensés en échange de quelques euros de plus. Je n’ai jamais compris au demeurant pourquoi j’avais été embauché dans ce merdier, mais in fine ça m’a servi de leçon. De surcroît, quelques années plus tard, j’ai pu me venger de ce salaud. Surfant sur une bonne conjoncture, j’ai été en situation de recruter plein de larbins sur-diplômés et surpayés. Inventant une histoire sordide de conflit d’intérêt, que la responsable des achats de ma banque s’est empressé de croire,  j’ai fait virer le cabinet de cet humiliant connard de la liste des recruteurs externes agréés à travailler pour moi et pour tous mes homologues dans la société. Bien fait pour sa gueule ! Je me suis même offert le luxe de lui envoyer une carte de vœu pour Noël : « Ma très prestigieuse banque ne peut se permettre de travailler avec un cabinet de futurs chômeurs. Meilleurs vœux ! ».

— Tu es vraiment mauvais ! s’exclame Marc.

— C’était lui qui avait commencé, ris je. Enfin bref, tu n’as pas trop le moral au niveau de ta recherche d’emploi on dirait ?

— Tu sais je ne cherche plus vraiment. Rien ne s’est jamais plus présenté depuis janvier de l’année dernière. Et toi, ça fait combien de temps ?

— Ca fera un an que je suis en fin de droit, dans un mois exactement.

— Putain, mais y a un truc que je comprends pas. T’es super diplômé, t’as été trader pendant 20 ans avec des bonus de malade et tu trouves pas de boulot. C’est les 12 travaux d’Hercule trouver du boulot ou quoi ?

— La citation exacte en début de chapitre, c’est «Le treizième travail d’Hercule… »

— On s’en branle de la citation exacte, m’interrompt-il. Ce qui compte c’est l’esprit pas la lettre !

— Je suis d’accord avec toi, ce qui compte c’est l’esprit pas la lettre. Mais va leur expliquer ça à tous ces fanatiques, ces dogmatiques qui dès que tu es d’accord avec eux dans l’esprit essayent aussitôt de t’enfermer dans la lettre.

— Je ne comprends rien à ce que tu dis, m’avoue-t-il.

— J’essayai juste de développer ta remarque.

— Dans ce cas là, est-ce qu’en plus tu pourrais développer ton développement. j’ai un peu bu, et je dois avoir les synapses qui font moins bien contact, balbutie-t-il.

D’un geste, je commande un autre whisky. Marc commande un autre Ricard.

— OK Marc. Prends la religion catholique. Je suis plutôt d’accord avec l’idée qu’aimer son prochain est plutôt une bonne chose — quoique. Ouais, deux fois «plutôt» dans la même phrase ça peut ressembler à du doute, mais bon ça, c’est l’esprit. Maintenant si je dis que je suis plutôt d’accord avec l’idée précédente à un catholique très mystique voire extrémiste, aussitôt il va vouloir que je prouve que j’adhère à l’idée en embrassant les pieds d’un lépreux par exemple. Car Jésus, je crois, embrassait les pieds des lépreux, je ne suis pas sûr, car je n’ai jamais lu «les Évangiles», mais après tout si tu aimes ton prochain… Et ça, c’est la lettre.

— Embrasser les pieds d’un lépreux, c’est ça la lettre ? C’est dégueulasse surtout.

Il fait une grimace dégoûtée.

— Non mais ce que je veux dire, reprends-je, c’est que quand tu lis un bouquin bourré de bonnes idées, genre un bouquin de philo, ce que tu vas retenir, c’est l’esprit : l’homme est Absurde, le chien aboie et la caravane passe, tant va la cruche à l’eau…

Je commence à être bourré moi, du fait je commande un autre whisky.

— Quand tu lis un livre, continué-je, tu te rappelles pas du texte par cœur, tu te souviens des idées ou des sensations de ta lecture. Et alors tu es d’accord ou pas avec ce que tu viens de lire. Tu éprouves du plaisir ou pas. En revanche le disciple zélé, le fanatique, le dogmatique a appris le texte par cœur, et t’attends au tournant sur l’interprétation de chaque mot, de chaque expression, de chaque situation. Bref, il ne te lâche plus jusqu’à ce que tu prouves qu’au delà de l’esprit tu adhères jusque dans tes os à la lettre, à SA lettre. D’où les pieds du lépreux… C’est dangereux.

— Oui c’est sûr embrasser un lépreux, en plus sur les pieds, c’est dangereux.  C’est contagieux la lèpre ?

— Mais non, ce n’est pas de ce danger là dont je parle. Le danger, c’est de coller à la lettre. L’interprétation du fanatique…

— Ok, j’ai compris, mais tu veux en venir où avec tout ça ? me demande-t-il si innocemment qu’il m’arrache un sourire.

— C’est toi qui m’a dit que l’important c’était l’esprit pas la lettre, à propos de la citation sur Hercule.

— Ouais on s’en fout, j’ai dit ça comme ça, j’ai dû l’entendre quelque part et j’ai trouvé que ça ferait bien si je le ressortais ; mais ce que je voulais vraiment dire c’est que tu as toujours tout fait bien depuis que tu es tout petit. Tu as toujours été premier de la classe. A l’époque où ça nous a gratté tous de niquer, tu as eu la force de continuer tes études et de ne pas passer tes journées à courir après les filles, à te droguer pour faire le malin ou à voler des mobylettes, enfin tu vois, toutes ces conneries. En plus c’est bien les études ça permet d’arriver au chômage plus tard. Sur ce coup là, tu l’as bien joué. Maintenant, tu es ingénieur et tu n’as jamais merdé très longtemps. Oh c’est sûr, un peu trop d’alcool ou un peu trop de coke par moment, mais dans l’ensemble tu t’es bien comporté. Alors pourquoi tu trouves pas de travail ?

— Tu dois avoir raison : Y’A PLUS DE BOULOT, UN POINT C’EST TOUT !

***

D’hier soir, étonnamment, même si j’étais bourré comme un Polonais qui croque des petits Lu en se rendant aux urnes, je me souviens de tout dans le détail. Marc et moi avons bu jusqu’à pas d’heure ; et comme d’habitude quand je suis schlass, je me suis épanché comme une loque.  Le passé, le cul, la joie de l’amitié, la tristesse de l’amitié, la mort, la vie après la mort, la vie avant la mort, l’amour, la chance que j’ai eu de rencontrer Séverine et comment elle me manquait…

Ouais, je ne vous ai pas encore raconté, mais Séverine, ma petite femme est partie pendant deux semaines chez sa sœur et je me sens si seul que forcément ça a dû transpirer dans mon discours et dans le grammage d’alcool dans mon sang. Je suis un peu paumé sans elle ; mais son absence m’a au moins permis de voir des potes trop longtemps délaissés.

Enfin bon, afin de vous brosser le paysage de la fin de soirée d’hier, je me permet de revenir au direct.

Après 10 whiskies pour ma part et peut-être 30 Ricard pour Marc, voilà qu’il me demande de lui prêter 100 Euros, comme d’habitude. De toute manière, comme 100 Euros ne suffiraient pas à couvrir ses pastagas, je clame, royal :

— Attends, je t’invite !

Je sors alors ma délicate American Express platine infinite personnalisée super slim et la tends au tôlier d’un air dédaigneux — je suis saoul, je le rappelle. Je n’ai en réalité aucun mépris pour ces précieux compagnons de route que sont les bistrotiers, j’exprime à travers ce geste le profond dégoût que j’ai de moi.

— Désolé Monsieur, on prend pas l’Amex ! me balance-t-il.

— Quoi ? Espèce de sous-développé ! A l’ère de la mondialisation, tu prends pas les cartes Amex. Tu te fous de ma gueule ?  Avec cette carte, j’achète ton bar quand je veux.

Le patron en a vu d’autres, aussi il ne bronche point, ce qui ravive ma colère :

— Bougnat misérable ! Quand tu penses que les Ricains ont peut-être mis ton bar sur écoute, tu n’as pas honte. Crime contre l’Hégémonie, ça s’appelle. A mon avis, ils vont débarquer d’un moment à l’autre en gueulant « FBI ! », avec plein de flingues pour dégommer ta tronche de cauchemar qui accepte même pas les cartes American Express. Ensuite ils vont tout péter, parce qu’eux les droits de l’homme ils s’en tapent. L’égalité ça se joue à la taille des colts. Ils vont te faire regretter d’être un sale con de français, vite fait, parce qu’eux, ton glorieux passé d’auvergnat qui pue l’aligot faisandé, ils en ont rien à foutre. Les Américains, ils pensent pas, ils achètent ou ils butent.

—  Vous me devez 225 Euros, répond-il imperturbable.

—  Non, mais tu te fous de moi, j’ai que ma carte Amex sur moi, je te dis.

—  Alors, allez tirer du cash au distributeur.

— Marc, le prends-je à témoin, tu entends ce que le Monsieur me dit ? À l’ère des paiements sécurisés sur Internet, des puces sans contact et des trottinettes en alu sur le parvis de la Défense, il me demande de payer en liquide ? Moi, je te le dis, c’est à cause de mecs comme ça qu’on est dans la merde. Il veut ses petits billets dans sa petite caisse, ses jolies petites images comme à l’école. Je suis sûr qu’il garde ses recettes bien planquées sous son matelas et que le soir il surfe sur son Minitel.

La situation pourrait dégénérer, car Marc est raide comme d’habitude et moi je n’ai que cette putain de carte Amex avec laquelle on ne peut pas tirer de fric mais qui est si seyante pour couper la coke.

— Laisse tomber Ray, me dit Marc, je vais appeler Paul. Monsieur le Patron, veuillez excuser mon ami, il est un brin bourré, euphémisme, je sais. Je le suis moi-même un peu — bourré je veux dire, pas euphémisme, ça voudrait rien dire. J’appelle un ami qui habite à proximité et qui va venir payer nos consommations, encore une fois avec toutes nos excuses.

— Tu t’es vu en train de ramper devant ce…

— Veuillez l’excuser, Monsieur le Patron… Allô Paul ? Oui je sais il est tard mais on a une galère Ray et moi… Tu peux venir nous chercher au bar des « Amis de Verlaine », rue de la Convention ? On n’a pas une thune et la machine elle prend pas l’Amex de Ray… Ouais 225 Euros, ça fait… Ouais je sais c’est beaucoup, on s’est laissé un peu aller… Ok, je retire “un peu”. Tu peux être là dans combien de temps ? Oui, merci ! Paul me dit qu’il sera là dans un quart d’heure pour payer, Monsieur le Patron, ça vous va ?

— Ouais, bon d’accord, je vais ranger en attendant. Foutez-vous dans un coin et me faites plus chier.

On s’assoit un peu plus loin en attendant le providentiel Paul. Et sans prévenir, voilà mon Marc qui se met à chialer comme un petit gâteau aux œufs en forme de coquillage.

— T’as trop bu ma Poule, lui susurré-je en lui caressant le front. Qu’est-ce qu’il y a ?

— S’il y a plus de boulot, ça veut dire qu’on va crever. Je veux pas crever. J’ai rien fait de mal. Si on me donne du boulot, moi je bosse, mais y a plus de boulot pour les fleuristes. Avec la crise les gens, ils achètent plus de fleurs. Regarde les deux fleuristes rue de Vouillé, ils ont fermé et personne a repris derrière. Pourtant c’étaient des Pakpaks et des Chinois qui tenaient la boutique, c’est pas des feignants ces gens là.

— C’est pas ta faute, le soutiens-je. C’est la faute aux américains et à leur modèle ultra… hips, ultralibéral.

— Ah bon ? C’est la faute aux Ricains si les gens ils achètent plus de fleurs ?

— Non, c’est leur faute si les gens n’ont plus d’argent pour en acheter. Ils piquent tout le pognon et ils détruisent tout, les personnes, les droits sociaux, les États, même la nature.

— Il faut les empêcher de tout détruire alors. Moi je leur ai rien fait aux Ricains, je les aime pas, comme tout le monde, un point c’est tout. J’ai bien dû avoir une paire de Nike c’est vrai, mais sinon tu me connais le Coca et le McDo, c’est pas mon truc.

— Ouais je sais, surtout pour le Coca, ne puis-je m’empêcher d’ironiser.

Marc renifle puis se remet à chialer comme si dans une terrine, on avait battu ensemble des œufs et du sucre, ajouté de la farine, du sel et de la levure ainsi qu’un zeste de citron et du beurre fondu, qu’ensuite on avait beurré les moules, puis saupoudré ceux-ci de farine, enfin qu’on aurait rempli chaque moule avec la pâte précédemment obtenue, qu’on aurait laissé reposer pendant 30 minutes puis chauffé notre four au thermostat 7 pour enfin enfourner et laisser cuire 10 minutes environ. Bon bref, il pleure et moi, ça me rend malade.

— On va les empêcher de tout détruire hein, ces salauds de Yankees ? quémande-t-il.

— On va essayer.

— Tu me promets ?

— Je te promets, Marc, on va écraser ces enculés de capitalistes. Je te le jure sur la tête de ma femme. On va leur faire mordre la poussière et on se fera des colliers de nouilles avec leurs bites.

— Juré ?

— Juré sur ma vie !

— Mort aux Ricains, alors ?

— Mort aux Ricains ! reprends-je.

— Mort aux Ricains ! font le tôlier et sa femme.

Pile à ce moment Paul pousse la porte du café et gueule à l’unisson :

— Mort aux Ricains !

Ce qui prouve, même sans plus d’information, que l’idée est séduisante en soi. La Terre entière les déteste ces connards prétentieux. Je suis même certain qu’entre deux Thanksgiving, ils passent l’année à s’auto-exécrer. Ou pas.

Temps mort. Paul paye les 225 Euros.

— Merci, beaucoup Paul ! Je te les rends demain ! lui affirmé-je.

— Pas de problème, Ray. On verra ça. En attendant viens cuver à la maison, j’ai un bout de canapé à te prêter.

J’accepte d’un signe de tête, il sait que Séverine est en vacances et qu’il vaut mieux me surveiller, tout particulièrement en cas d’alcoolémie avancée. C’est un très bon ami.

— On te raccompagne Marc ?

— C’est bon je connais le chemin.

Notre compagnon s’éloigne, titubant dans la nuit parisienne. La main tendue en un geste d’adieu, il hurle une dernière fois : « Mort aux Ricains ! » avant de disparaître dans la rue de Vaugirard.

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