Digression
« La révolution informatique fait gagner un temps fou aux hommes, mais ils le passent avec leur ordinateur ! »
Khalil Assala
— Tu sais qui c’est Khalil Assala ? demandé-je à Paul.
— Non ! Attends je regarde sur Google.
— Non, t’embête pas avec ça, Paul, ce qui compte c’est l’esprit pas la lettre, comme le remarquait Marc hier soir. Autant suivre le conseil d’Assala, même si on ne le connaît pas. Ne perds pas de temps sur ton ordinateur.
— Mais une citation c’est forcément la lettre, alors au bout du compte Assala c’est l’esprit.
— Non je parle de l’esprit de la citation d’Assala, pas de sa lettre.
— OK, même si je comprends pas très bien où cela nous mène, je veux volontiers te croire, mais en même temps sur Google on aurait pu savoir qui de l’esprit et de la lettre était réellement l’esprit puisque c’est l’important.
— Je crois que nous sommes en train de perdre du temps sur le terrain dialectique et je suis pourtant sûr que la révolution dialectique fait gagner un temps fou aux hommes même s’ils le perdent à discuter entre eux.
— Là j’ai compris, tu te moques de la citation d’Assala, pourtant je ne sais pas si tu te moques de l’esprit ou de la lettre, des deux ou bien si tu me demandes de fermer ma gueule.
— Ouais, t’as raison Paul, je me moque de la citation, de son esprit, de sa lettre, de toi et de ta mère aussi. Me casse pas les couilles. J’ai fait une promesse à Marc et con comme il est, je suis sûr qu’il l’a prise à la lettre.
— Quelle promesse ? me demande-t-il sincèrement inquiet.
— Je lui ai promis qu’on allait éliminer le capitalisme.
— Ah ! C’était ça le « Mort aux Ricains ! », je comprends mieux. C’est une excellente idée ! Comment comptes-tu t’y prendre ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, c’est bien là le problème, avoué-je déprimé.
— Ca ne devrait pourtant pas être si difficile, ironise-t-il. Attends je vais chercher sur Google, il y aura sûrement des tas de bons conseils pour fabriquer des bombes, du gaz sarin et des Kalachnikov avec une imprimante 3D.
— Google, encore Google ! Toujours des américains…
— Arrête de te prendre le chou avec ça ! me raisonne-t-il. Vous étiez pleins tous les deux et tu lui as fait une promesse d’ivrogne. Si ça se trouve, il ne se souvient de rien ce matin ; ou alors s’il en a gardé le souvenir, tu lui présentes des excuses car tu ne peux pas tenir ta promesse. Il serait vraiment chien d’exiger que tu tiennes un truc aussi insensé. Il ne peut pas se fâcher avec toi pour des bêtises pareilles. C’est un peu comme si, grande gueule comme tu l’es, tu avais parié un milliard de dollars avec lui… Et perdu.
— Je suis d’accord avec toi Polo, mais il me fait de la peine. Il n’a plus un centime, il ne trouve pas de travail et il boit de plus en plus. Je ne suis guère en meilleur état que lui, mais moi j’ai Séverine qui me soutient. De plus il adore son boulot, ses compositions florales sont exquises et sa culture botanique est à couper le souffle. C’est un des plus braves types que je connaisse. En ce qui me concerne, je n’ai pas d’excuse : j’ai voulu jouer au malin sur les marchés financiers et je me suis fait dégommer. Je ne suis pas une victime innocente, lui c’en est une. La où je ne suis qu’un cynique irresponsable, c’est un poète. L’argent d’un côté, les fleurs de l’autre…
— Arrête tu te fais du mal, me console-t-il. Au demeurant, un cynique irresponsable ne serait pas ému par la détresse d’un fleuriste. Tu n’as jamais vraiment été un banquier, tu as trop de doutes, et comme ami tu es le meilleur. On va se fumer un petit pétard et réfléchir à ça calmement. Va te servir une aspirine, pendant que je roule.
***
Parmi les nombreuses qualités de Paul, celle que je trouve la plus attachante, est sa gentillesse. Il possède cet art de prendre soin des autres sans jamais leur en faire reproche, avec calme et naturel, sans désir de contreparties. C’est sans aucun doute mon meilleur ami, tout comme le sont Marc et Christian.
Nous nous sommes tous les quatre rencontrés sur les bancs de l’Ecole primaire Vigée-Lebrun et nous n’avons, depuis, jamais quitté très longtemps notre quinzième natal. Au fil de ces années, le quartier s’est transformé et à bien des égards, nous aussi avons changé ; pourtant depuis l’époque bénie des parties de foot dans la rue — il y avait moins de bagnoles à l’époque —, des combats de sarbacanes et des tournois de billes inénarrables au square de la Procession, notre amitié est étonnamment restée intacte. J’aime à le penser du moins ; car en ce monde où tout bouge trop vite, un ancrage dans le passé aussi stable est un luxe qui n’a pas de prix. Le temps arrêté est le seul qui permet de vraiment se reposer. Il est sûr que nos plaisirs et centres d’intérêt ont évolué, et évidemment il y eut des séparations un peu plus longues que d’autres, liées aux parcours scolaires, au service militaire, aux fâcheries parfois… Pourtant, tôt ou tard, comme mus par l’action d’une inertie bénéfique, nous étions de nouveau rassemblés ; et toujours au même endroit. Un miracle qui dure depuis quarante ans. Si je dis miracle, c’est que je dois l’avouer, j’abhorre le nomadisme, cette aliénation perpétuelle. Même si cette société – et ses moyens techniques – l’autorise et veuille en faire le seul mode de vie, car conforme et inhérent au marché du travail mondialisé, je ne peux longtemps me passer de mes attaches — mes origines terriennes probablement.
J’ai pu m’en apercevoir pendant mes longues années de trading, qui m’ont amené à exercer mes talents à Madrid, Londres, New-York, Tokyo, Singapour et Kuala-Lumpur. Quand mes collègues jouaient à fond la carte de l’expatriation, je me contentais de missions courtes, de visites éclair épuisantes et refusais à la pelle de bien juteux contrats de travail à l’étranger. Car dans tous ces merveilleux hôtels, tous les mêmes, dans tous ces fabuleux aéroports, tous semblables, dans toutes ces modernes salles de marchés, toutes identiques, je ne ressentais qu’une seule envie : celle de rentrer au plus vite chez moi. Ce sentiment peut vous paraître étrange, mais je ne pense pas qu’il soit absurde. En effet, qui pense que Paris est la plus belle ville du monde, bloqué tous les jours dans le trafic en se rendant au boulot ? Romantique la moiteur quotidienne d’un RER bondé ? Qui, sur le parvis de la Défense à 22 heures, à la sortie d’une réunion sans fin, a encore l’idée de s’exclamer : « Qu’est ce qu’elle est belle cette Arche tout illuminée ! » ?
Qu’on exerce à Paris ou à Shanghai, le travail quotidien tue tout le plaisir du dépaysement. La destination la plus exotique, la plus convoitée, la plus excitante se trouve parée du plus affligeant des désintérêts, quand le réveil sonne l’heure d’une autre journée ennuyeuse de labeur. De surcroît, quand on s’exile loin des siens, pas moyen, sur une bouffée de tendresse ou de chagrin, de retrouver la chaleur de ses meilleurs amis ou de sa famille. Je ne parle même pas de dégoter un camembert convenable… Accepter tant de sacrifices pour travailler à l’étranger, ce qui, on le sait tous, ne valorise plus le CV de personne depuis longtemps, est donc inutile. En effet de nos jours, l’expatriation n’est plus une aventure. Se rendre à Hong Kong ne nécessite plus 3 mois de voyage à traverser des mers tempétueuses infestées de pirates sanguinaires. Vivre à Djakarta n’impose ni la connaissance de la langue et des coutumes des indigènes ni de se munir d’un gros flingue au cas où la diplomatie atteindrait ses limites…
Bien sûr, vous me direz, il y a l’apprentissage de l’anglais, mais aujourd’hui tout le monde parle anglais et mieux que vous, votre pratique assidue de la langue pendant quelques années n’est plus un atout, mais fait désormais partie du minimum exigé. De plus le retour au pays, pose problème. Vos petits copains de Paris, ceux qui sont restés, ne vous ont pas attendu pour s’emparer des bonnes places. Pour eux, votre retour est synonyme d’inquiétudes car votre statut passe de « quantité exogène extérieure au jeu du pouvoir » à celui de « prédateur endogène avide de pouvoir ». Votre patron qui entretemps a tissé des liens de confiance avec vos camarades sédentaires et qui vous connaît si peu au fond, voit lui aussi d’un mauvais œil votre réapparition. Il se dit : « Mais qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire de ce con-là ? ». L’accueil triomphal dont vous rêviez n’aura jamais lieu. Il est inutile de montrer vos photos de couchers de soleil sur la baie de Sydney jalousement stockées sur votre iPhone et il serait vain de raconter vos péripéties et anecdotes. Personne ne souhaitait votre retour et tout le monde se moque de vos histoires. Vous n’êtes le héros que de votre propre vanité.
Parfois, j’ai le sentiment d’avoir raté ma mondialisation et je m’en veux de ma lâcheté ; mais quelle raison aurait pu me convaincre de m’expatrier, si l’expérience qui en découle ne vaut rien, ni en terme humain, ni en terme de carrière ? L’appât du gain certes, mais le trauma subi lors de ma triste expérience avec le chasseur de têtes m’avait montré le danger de cette tentation. Une proposition d’expatriation sans retour possible n’aurait pas été séduisante non plus car j’aime trop mon pays pour n’y venir qu’en vacances ou à l’heure de la retraite, finissant ma misérable vie dans un endroit devenu étranger. N’ayant trouvé aucune motivation à « bouger d’ici », j’y suis resté.
Ne jamais partir bien longtemps de « chez moi » pour raison professionnelle, ne m’a, en revanche, pas empêché de voyager, quoiqu’aujourd’hui, j’y trouve de moins en moins d’agréments. La mondialisation normalise villes et gens et la surabondance de touristes bruyants se matérialise en files d’attente démesurées, qui gâchent tout plaisir d’aller visiter musée célèbre ou monument chargé d’histoire. « Ailleurs » n’existe plus que dans mes rêves.
Alors à quoi bon, dans ces conditions, aller chercher loin à se remplir du vide de l’uniformité, alors qu’ici, chez moi, chaque coin de rue, chaque porche, chaque bistrot rappelle une rigolade, une cachette, une habitude. Tout ce que je croise est chargé de sens. Ici un ballon rate le but mais fracasse un rétroviseur, là je ris en fuyant l’automobiliste furieux qui me promet une bonne correction. La première cigarette dans la cour du 21 où habitaient les parents de Paul, au 25 la première petite copine de Marc, au 35 le Docteur Amsellem… C’est rassurant et doux. J’aime ça. Quand je pense que j’ai osé insulter le patron du bar hier soir, j’ai un peu honte : c’est bien à cause de types comme moi qu’on est dans la merde en France…
Mes amis ont eu eux-aussi, au hasard de la vie, l’occasion de partir plus ou moins loin ; mais ils sont toujours revenus au bercail. C’est l’inconvénient de vivre dans un pays riche, beau et au climat agréable, si je puis m’exprimer ainsi. A quoi bon aller chercher là-bas ce qu’on est sûrs d’avoir ici : la Mer et la Montagne, le Fromage et le Pinard, l’Assurance Maladie et l’Assurance Chômage, l’Ecole de la République et la Retraite, la Démocratie et la Liberté d’Expression, le PSG et l’OM… Le beurre et l’argent du beurre en somme. Toutes ces précieuses valeurs que le Monde Entier nous envie mais qui n’ont de réalité que celle d’un rêve collectif qui s’est achevé il y a bien longtemps. Au terme de ce rêve, auquel nous avons dû croire mes copains et moi, Marc est devenu fleuriste au chômage et il boit ; Paul est devenu informaticien au chômage et il fume ; Christian est devenu prof d’économie au chômage et il se travestit. Pour ma part je suis devenu trader au chômage, je bois, je fume et je fais une dépression. Maudits soient ceux qui ont raté le virage du nomadisme.
***
Avalant mon aspirine, je regarde Paul rouler avec application son trois feuilles. Ses doigts jaunis aux ongles endeuillés sont longs et nerveux. Le papier glisse idéalement sur ses phalanges lisses. Un vrai artiste. A passer ses journées devant son ordi, paquets de chips arrosés de sodas entre deux pétards, avec les années, Paul est devenu gros. La frange de ses longs cheveux sales dissimule toujours son regard noir que je sais triste, ses joues éternellement pubescentes tombent un peu et son nez en trompette s’est un peu empâté ; mais c’est bien lui, c’est bien Paul. Paul version vieux. Il porte un tee-shirt déformé, souvenir d’un concert d’Iron Maiden des années 80. Des résidus de sa dernière branlette — qui ne date pas des années 80 — ont séché sur les restes éfaufilés de la tronche sardonique d’Eddie the Head[1].
Proverbe : « Quand on a oublié le Sopalin, on s’essuie où on peut. »
— Tu as encore ce tee-shirt, Polo ?
— Non, je l’ai donné à Emmaüs il y a dix ans, plaisante-t-il. Tiens, tu veux allumer le bédo ?
Il me tend le joint. Je l’allume et tire une longue bouffée qui me fait tousser, ce qui ravive les manifestations de ma gueule de bois. Je lui rends sa drogue, m’assois face à lui et attends qu’élancements crâniens et langueurs hépatiques s’espacent un peu.
— Tu sais, entamé-je, je pensais que nous pourrions peut-être commencer doucement avec cette histoire de capitalisme.
— Tu reviens là dessus ? Tu sais moi je suis informaticien, les trucs de la haute finance c’est plutôt ton domaine. En plus je t’avoue, ces machins là, ça me fout un peu les jetons. Tu sais tous ces méchants qui dirigent le Monde…
— Je connais la finance de marché, c’est vrai, poursuis-je. Avec ta connaissance de l’informatique nous pourrions peut-être…
— Je t’arrête tout de suite, m’arrête-t-il tout de suite[2]. Si tu penses que je peux hacker des places boursières ou des trucs comme ça…
— Tu pourrais essayer, non, Polo ?
— Putain Ray, mais tu nages en plein film, s’irrite-t-il. Le petit boutonneux de 15 ans avec un ordi bricolé qui craque des mots de passe de 15 caractères en 30 secondes, ça n’existe pas. C’est pour les séries américaines. Ca fait partie de tous ces clichés et raccourcis qui permettent de laisser plus de place à l’action et surtout aux pubs. Vu sous un certain angle, si les scénaristes américains oublient par moment le « vraisemblable », ce n’est pas par idiotie, ni par manque de moyen mais très souvent par pragmatisme. Seule l’action est réelle. Tout ce qui ne relève pas directement de l’action, excepté éventuellement la relation amoureuse du héros, doit être simplifié, symbolisé ou supprimé, dans le respect de la loi et du rêve américains, évidemment. Tu imagines le type qui passerait six mois pour trouver un mot de passe en force brute ? On se ferait chier à mourir. Les gens se permettent de ricaner du manque de réalisme des séries américaines, alors que la vérité, c’est qu’ils n’en ont pas les codes.
Paul prends une pause pour réfléchir, ses pommettes sont légèrement teintées de rouge. Je l’ai rarement vu aussi passionné pour un sujet aussi peu important. Je ne moufte pas, dubitatif, attendant de voir où il veut me conduire. Il tire une latte de son pétard et reprend matois.
— Je peux te prouver ce que je viens de dire.
— Vas-y, le défié-je.
— Prenons le scénario classique d’un épisode de série policière, par exemple.
— D’accord, opiné-je.
— Le héros, appelons-le Burt, est un super beau mec, grand, athlétique et tout ça. Esthétisme, mythe du surhomme, rêve américain. Avant de partir au boulot, il boit son café américain dégueulasse dans un mug « I ♥ NY ». Chauvinisme, rêve américain. Sa cuisine est immense et suréquipée, alors qu’on ne le verra jamais préparer un plat de toute la série. Biens d’équipement inutiles, société de consommation, rêve américain. Alors qu’il s’apprête à sortir, on s’aperçoit que sa maison est gigantesque et richement décorée alors qu’il est célibataire et que sa solde de détective au NYPD ne lui autorise probablement pas un tel luxe. Prêt hypothécaire, surendettement, rêve américain. A noter que le sujet du surendettement ne sera jamais abordé car extérieur à l’action. Pragmatisme. Il sort de sa maison et ne ferme pas la porte à clé, pragmatisme. De toutes façons, il n’y a aucun cambrioleur à Walnut Lane, sécurité dans les banlieues huppées, rêve américain. Burt vit seul et pourtant un superbe SUV full size Chevrolet, 7 ou 8 places, société de consommation, pollution, surendettement, frime, rêve américain, l’attend sur le petit chemin à gauche en entrant. Le SUV n’est pas verrouillé, pragmatisme et démarre au quart de tour, repragmatisme. Il salue amicalement son voisin retraité qui arrose sa pelouse, bon voisinage, société du care[3], rêve américain. En se rendant au commissariat, il passe prendre son coéquipier coréen, quotas, loi américaine, qui vit dans un quartier défavorisé de la ville et qui n’a pas de bagnole, alors qu’il gagne a peu près le même salaire que Burt vu qu’ils ont le même grade, suprématie de l’homme blanc, rêve américain. C’est vrai, ces histoires de quotas, c’est bien sympa, mais faut quand même pas exagérer. En chemin, ils plaisantent et Burt ne regarde jamais la route, bagnoles sûres, routes sûres, rêve américain. De surcroît, les scénaristes ne vont pas s’amuser à coller un accident idiot à Burt alors que l’épisode ne fait que commencer, pragmatisme. Arrivé au boulot, il trouve immédiatement une place sur la quarante troisième rue à Manhattan, où il peut se garer en marche avant, pragmatisme. Il laisse son super 4×4 ouvert à tout vent, pragmatisme pour se rendre a un meeting avec son chef noir, quotas, loi américaine. Ensuite, il flâne un peu sur la scène de crime en mangeant des donuts, malbouffe, société de consommation, rêve américain. Tu veux que je continue ou tu es déjà convaincu Ray ?
— Hum ! Je pense que tu es de très mauvaise foi, Polo, ta démonstration est un peu tirée par les cheveux. Pourtant, je te le concède, il y a une part de vérité dans ce que tu racontes. Le fait que les séries télévisées américaines soient un organe de propagande ne fait aucun doute. Inconscients d’être manipulés, nous rions souvent de ces petites aberrations scénaristiques avec Séverine, nous avons même réalisé un classement.
— Ah bon ? Alors, c’est quoi votre absurdité number one, s’enquiert-il ?
— Le truc qu’on trouve le plus incongru, c’est le moment où, le personnage féminin, après une nuit d’amour torride avec Burt, un sacré étalon il faut l’avouer, rêve américain, se réveille encore vêtue de son soutien-gorge et de son slip et est toujours parfaitement coiffée et maquillée.
— C’est parce que…
— C’est bon, j’ai compris Paul, ne souffle pas. On ne dévoile ni nichon, ni cul, puritanisme, loi américaine, on ne se montre pas sous un mauvais jour, esthétisme, mythe du surhomme, de la surfemme dans ce cas, rêve américain. Tu vois j’ai pigé. Avec Séverine notre interprétation est pourtant bien plus drôle : Burt, éjaculateur précoce notoire, n’a même pas eu le temps d’enlever son calbar avant de tout balancer. Sa conquête frustrée encore vêtue de ses dessous passe alors une nuit blanche à bouder, tandis qu’à ses côtés, affalé, Burt ronfle. Ca se tient aussi, non ?
Il sourit en écrasant son joint dans un cendrier Ricard[4] en plastique vintage. Il m’a l’air soucieux.
— Ecoute, moi, Paul, je suis vraiment désolé pour cette histoire de hacking, je ne voulais pas…
— Non, ne t’excuse pas. Je suis un gros geek, j’aime Star Wars et Battlestar Galactica, je lis de la science-fiction et de la fantasy, je connais des passages du Seigneur des Anneaux par cœur. Quand je travaillais, je passais mes journées à faire des programmes. et maintenant que je ne travaille plus, je passe mes journées à jouer un orque sur World of Warcraft.
A nouveau, je sens sa contrariété montrer le bout de son nez.
— Tu joues encore à WOW, je croyais que tu avais arrêté ? l’interrogé-je, pour essayer de changer de sujet.
— J’ai arrêté WOW pour jouer un orque sur Allods, puis je suis revenu sur WOW. Là n’est pas la question. J’ai passé ma vie sur un PC, écrivant des scripts le jour, gamant la nuit. Pourtant je sais encore faire la différence entre le réel et le virtuel.
Ainsi, c’était là où il voulait en venir.
— Je n’ai jamais douté de ta capacité à …
— Oui, je sais, reprend-il agacé, mais tu vois par moment je me demande si ce n’est pas ça qu’on me reproche. Tu te souviens, quand on était petit, le dernier jour des vacances scolaires nous rendait vraiment malheureux, je me souviens même que Christian chialait. On ne se moquait pas de lui, on essayait de se consoler en le consolant. Dans ces moments là, on se disait que ça serait vraiment bien si on pouvait être tout le temps en vacances, si on pouvait passer sa vie à jouer.
— Oui, je m’en souviens, lui confirmé-je.
— Aujourd’hui, je peux jouer toute la journée et le chômage, c’est les vacances perpétuelles. Alors pourquoi je me sens si malheureux ? Comme si chaque jour était le dernier jour des vacances… Tu sais, j’aime beaucoup l’informatique, c’est ma passion, je ne suis pas hyper talentueux mais je me débrouille. Alors parfois ça me travaille, le virtuel, le numérique. Quand je n’ai pas le moral, je me demande : est-ce que j’ai perdu pied avec la réalité ? Mes MMORPG[5], mes pétards et mes téléchargements de série, m’ont-ils définitivement coincés dans un univers d’enfance ? Est-ce pour ça qu’on ne me prend pas au sérieux et que je ne trouve pas de travail ? Est-ce que c’est anormal à mon âge de préférer coder, plutôt que d’être manager ou PMO ? Est-ce que c’est mal de préférer les vacances au boulot, les amis aux collègues de boulot ? Est-ce que tu penses que j’ai gâché ma vie ?
— Ca fait beaucoup de questions, mais non, le rassuré-je, tu n’as pas gâché ta vie et ta petite démonstration sur les séries américaines prouve que tu n’es ni un enfant, ni un prisonnier du virtuel. Tu es juste différent. La preuve, tu dois être le seul mec sur Terre à encore porter des tee-shirts Iron Maiden.
— Oui c’est vrai, admet-il amusé. D’accord, je reformule. Pourquoi n’y-a-t-il plus de travail pour les gens différents comme moi ? Sans avoir ton CV, mon expérience est plutôt correcte, je me suis toujours débrouillé pour travailler sur les langages à la mode et je connais très bien les réseaux. Alors pourquoi ?
— Nous sommes en période de crise et le citoyen veut en punir les responsables car il y en a forcément ; or le citoyen ne peut pas s’imaginer lui-même responsable de la crise pas plus que ceux qu’il identifie comme ses semblables ; donc les coupables sont forcément les autres, ceux qui sont différents. Un syllogisme très réducteur mais aussi très pratique en période de chasse électorale. Pour être élu, il suffit de déterminer quelle population différente, appelée autrement minorité, est la plus unanimement perçue comme responsable de la crise. La réalité des faits n’a aucune importance, ce qui compte c’est le ressenti du citoyen. A partir de ce point, le programme politique et les discours qui vont avec sont déjà prêts et se résument à une phrase : il faut punir les responsables de la crise, ces salauds qui appartiennent tous à la population différente déterminée précédemment. Tu réponds ainsi aux attentes des citoyens, comme je le signifiais au début de mon raisonnement et tu es élu. Cet argument ne s’applique pas uniquement aux immigrés, bien que ce soit souvent à la mode. On trouve toutes sortes de coupables, les jeunes, les vieux, les riches, les pauvres, les chômeurs, les feignants, les profiteurs du système, les traders, les terroristes, les pollueurs, les fonctionnaires, les politiques, les oligarques qui gouvernent le Monde, les Musulmans, les Juifs, les Francs-Maçons, les Américains et même, pour certains barjots, les extra-terrestres. A croire que les complotistes les plus allumés sont les seuls vrais humanistes…
— OK, m’interrompt-il. Les gens n’aiment pas la différence en période de crise, mais pourquoi je ne trouve pas de travail ?
— Attends, j’y viens, mais laisse-moi d’abord terminer ce brillant raisonnement. Donc pour résumer, en période de crise, le Peuple veut du sang. On peut trouver dans la liste interminable des minorités, de plausibles coupables de crise contre l’Humanité et faire de leur punition son programme électoral. En somme, rien n’a changé depuis Voltaire et le fameux épisode du tremblement de terre de Lisbonne, dans Candide. Le séisme est la preuve que Dieu est mécontent, il faut punir les responsables de son courroux. On désigne alors quelques victimes expiatoires ayant contrarié Dieu par leurs prétendus péchés et on s’empresse de les envoyer au bûcher. Ça mange pas de pain. La crise économique actuelle, c’est le tremblement de Terre de Lisbonne. Personne n’y comprend rien mais chacun a sa petite idée sur les enfoirés qui l’ont provoquée, sans se poser les deux questions indispensables : y-a-t-il vraiment des responsables ? Si oui est-ce que j’en fais partie ? Les gens sont ignorants…
— Bon, d’accord, s’impatiente-t-il. Mais pourquoi je trouve pas de boulot ?
Je respire. Je crois que la fumée du pétard m’est quelque peu monté à la tête.
— Laisse-moi continuer, s’il te plaît, c’est trop bon. Je crois que je tiens quelque chose. Je voudrais théoriser ce que je viens de dire. Théorème 1…
— Tu me saoules Ray !
Il attrape son portable posé sur la table basse. Je me tais et continue à réfléchir tandis que Paul boudeur tape des textos sur son smartphone.
Théorème 1 : tous les hommes sont égaux en ignorance.
Démonstration : raisonnons par l’absurde. Le contraire de l’ignorance est la connaissance.
Lemme 1 : l’étendue de la connaissance est infinie.
Vrai, car toute question résolue en amène une nouvelle par le truchement du pourquoi. C’est, au demeurant, l’essence même de l’esprit scientifique. Par exemple si l’on s’interroge sur l’origine de l’univers, qui fait bien partie du champ de la connaissance, on peut s’arrêter au Big Bang certes, mais on peut aussi se demander d’où vient le Big Bang. Et une fois la source du Big Bang connue, on peut toujours s’interroger sur la source de sa source et ainsi de suite par récurrence. Donc l’étendue de la connaissance est infinie sauf si la connaissance est circulaire. Mais toute circularité est exclue car contraire au principe de causalité même. Un effet ne peut pas avoir pour cause lui-même et réciproquement. Jusqu’à la preuve du contraire, même si on ne sait pas trancher qui de la poule ou de l’œuf était avant, la poule ne sort pas de l’œuf qu’elle a elle-même pondu. Je rigole tout seul bêtement de l’étonnante analogie qui a pu m’amener à passer du Big Bang à une poule. Toujours est-il que le lemme 1 est démontré. L’étendue du savoir est infinie.
Si le lemme 1 est vrai alors l’étendue de mon ignorance — toute les choses que je ne connais pas — est infinie aussi. Donc quelqu’un qui aurait beaucoup plus de connaissances que moi, serait tout aussi ignorant d’une infinité de connaissances. Cette assertion est vraie quel que soit l’individu considéré. Donc nous sommes tous, autant ignorants les uns que les autres, tous égaux dans l’ignorance CQFD.
Un nombre incalculable de corolaires de ce théorème tourbillonne dans ma tête. Vertige du THC. Je suis tout aussi ignorant qu’un hareng. Je pouffe. Tous les harengs sont égaux dans l’ignorance. Plus sérieux. Quel que soit le degré de sophistication atteint par la civilisation dans le futur, disons dans les 500 prochains milliards d’années, l’étendue de l’ignorance de l’Homme restera infinie. C’est une des propriétés de l’infini. C’est à la fois fascinant, car même à l’apogée de sa pensée, l’Humanité est vouée à rester indéfiniment, infiniment ignorante et assez rassurant, car la connaissance absolue pourrait bien s’avérer fort ennuyeuse.
Paul, absorbé, pianote toujours sur son téléphone, les petits bips de sa frappe m’ont distrait. Je me dis que son herbe est vraiment très puissante. Ma pensée vagabonde un moment, puis au détour d’une idée vertigineuse, j’en retrouve le fil.
Un autre drame de l’Humanité, outre cette infinie ignorance que nous venons de démontrer, est la distribution inégale de l’intelligence.
Théorème 2: le plus sombre crétin, nanti de 3 de QI dont 2 avec sursis, s’estimera toujours assez intelligent pour considérer son voisin comme plus con que lui[6].
Je ne sais pas comment démontrer ça, pourtant ça a l’air plutôt évident et ça porte même un nom : l’arrogance. Et là, sans prévenir, c’est l’Illumination ! Je sais d’où vient la crise. C’était facile pourtant. Une insondable ignorance pilotée par une inébranlable arrogance. Voilà ce qui nous conduit à la catastrophe. Je me lève d’un bond. Paul sursaute.
— Eureka Paul, crié-je très fier. Je sais pourquoi on n’a pas de boulot. C’est tout con. En fait, c’est parce que les gens sont des ignorants arrogants.
[1] Mascotte du groupe Iron Maiden.
[2] Quel Talent !
[3] Ethique fondée sur le bien-être d’autrui, philosophie très anglo-saxonne.
[4] Je laisse à tout hasard mon adresse à l’attention du service Marketing Ricard. Adressez vos chèques à Ray Coppola – 153 rue du Menu Sushis Mixte – 75015 PARIS
[5] Jeu de rôles massivement multi-joueurs en ligne
[6] Descartes pour les Nuls.