CAROLINE

Consultant, en mission dans un grand groupe bancaire, je partage mon bureau avec un type un peu plus âgé que moi et plutôt bon professionnel : Didier Martin[1]. La charge de travail est relativement légère et de fait, nous avons beaucoup de temps pour échanger autour de la machine à café ou prolonger nos déjeuners par de longues balades au bord de la Seine. De bons moments…

Un matin, un peu contrarié, il s’écrie :

– Je ne reçois plus de mail depuis hier soir, j’ai l’impression qu’il y a un problème avec ma boîte. Tu pourrais m’envoyer un message pour faire un test s’il te plaît ?

– OK vieux ! Je fais ça tout de suite, lui réponds-je.

– Merci !

Je tape précipitamment Martin dans la case « destinataire », intitule le mail « Test » puis écris « ZOB ! » dans le corps du message, en gras et en police 72 ; enfin je lui envoie le message. Je suis un peu taquin.

– C’est parti !

Quelques instants s’écoulent :

– Je ne reçois toujours rien ! Ma boîte doit être désactivée.

Je vérifie s’il n’y a pas eu de problème d’envoi et, décontenancé, je constate que par erreur j’ai adressé le mail à un certain David Martin[2]. Sur le moment, même si j’ai des nerfs d’acier, c’est un peu la panique. J’ouvre fébrilement le légumier de la grosse banque pour voir qui se cache derrière ce nom. J’ai des sueurs froides en imaginant que le destinataire pourrait être un gros bonnet :

– Ouf ! C’est un vil laquais du Real Estate[3] ! Je le vois mal faire un scandale.

J’en ai effectivement la preuve quand, quelques minutes plus tard, il me répond par un timide « Vous-même » en tout petits caractères. Ma piètre mésaventure fait bien rire Didier. Il est vrai qu’il y a un petit côté arroseur arrosé à l’affaire qui n’est pas déplaisant et qui me met en joie aussi. Les choses auraient pu mal se terminer…

Depuis cette époque, j’ai appris les instructions qui permettent de rappeler les mails qu’on a envoyés par mégarde ou trop vite. Ça peut toujours servir.

***

Quelques mois plus tard, j’ai changé de mission. Autour de la machine à café, avec mes nouveaux collègues, la conversation glisse vers les erreurs de routage – sujet souvent désopilant. Je ne peux m’empêcher de raconter l’anecdote que je viens de vous narrer. Chacun sourit à la fin de mon récit exceptée une trentenaire plutôt mignonne, Caroline, qui me demande sincèrement curieuse :

– Zob ? Ça veut dire quoi zob ?

Involontairement, sa sortie est bien plus drôle que la mienne ; c’est délicieusement absurde. Comment une femme qui a grandi dans le même pays que le mien, qui a fréquenté les mêmes écoles publiques, qui a fait des études supérieures et qui évolue dans le monde du travail depuis au moins sept ans a-t-elle pu, au fil de toutes ces années, échapper à un mot d’emploi si courant que « zob » ? Après avoir pouffé un peu stupidement, nous nous sommes regardés, interdits, l’esprit troublé par cet insondable mystère.

***

Je lis les titres de l’actualité sur Google et j’apprends que l’album posthume de Johnny Hallyday s’est écoulé à 800 000 exemplaires en une semaine : un record. En flashback, défile devant mes yeux tout le foin médiatique de sa mort : les larmes des fans, le million de personnes lui rendant hommage dans la rue, le défilé de motos, Macron… Je ne suis pas du tout spécialiste de ce « moment d’Histoire », mais si vous désirez approfondir, il existe une page Wikipédia intitulée « Décès et obsèques de Johnny Hallyday » – ce n’est donc pas une plaisanterie.

Je n’ai jamais écouté de disque de Johnny, pas plus que ma femme, pas plus que mes parents, pas plus que mes amis. Je ne suis jamais allé le voir en concert, je n’ai jamais assisté à un de ses spectacles même à la télévision, je ne me suis jamais intéressé à sa vie privée dans les torche-balles people. Rien… La seule image que j’ai du personnage est sa marionnette aux Guignols – Ah que coucou ! – et quelques passages radio qui n’ont éveillé rien de bien particulier chez moi. Pourtant à longueur d’antenne, on m’explique jusqu’à la nausée que Johnny faisait partie de la famille de chaque Français, que le grand homme était l’idole de tous, toutes générations confondues. 800 000 ventes en une semaine, c’est tout de même une preuve, non ?

Alors la question est : comment ai-je pu passer toute ma vie à côté de ce merveilleux artiste ? Dans un pays où il est considéré unanimement comme l’égal d’un Dieu, dans une France qui lui octroie des funérailles quasiment nationales – limite Panthéon -, mon cas doit carrément tenir de l’aliénation. Je pense à toi Caroline. Je t’avais oubliée et te revoilà. Tu es ma sœur d’esprit et j’aime notre solitude. Je voudrais rembobiner le film et remonter le temps jusqu’au jour où tu m’as naïvement demandé ce qu’était un zob. Si cela était possible, en réponse à ta question je t’offrirais mon plus beau sourire et t’accorderais mon regard le plus chaleureux, le plus affectueux, le plus compréhensif…

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[1] Ce n’est évidemment pas le vrai nom de mon collègue.

[2] Idem.

[3] Service de la promotion immobilière dans ce cas précis.

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par Anders Noren.

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