Site icon MES OBSERVATIONS POINT NETTES

MONSIEUR BORRIAUD

Professeur de français

S’il est une chose communément admise par les confrères et condisciples de ma génération, c’est bien qu’entre la sixième et la Terminale, on n’a eu en moyenne qu’un ou deux professeurs qui, vus d’aujourd’hui, peuvent être considérés comme excellents. Excellents, au sens où une matière qui nous rebutait ou dont nous ne comprenions pas les enjeux – à l’époque – s’est grâce à eux, finalement révélée pleine de charmes et de surprises, à tel point qu’il était impossible de ne pas vouloir la découvrir, de ne pas s’y attacher, de ne pas désirer creuser pour voir où cela pouvait bien mener.

C’est ce type d’aventure qui m’est arrivée grâce au talent admirable de Monsieur Borriaud, mon professeur de français et de latin en classe de troisième.

C’était un bel homme, tout en nerfs, fier d’une barbe noire frisotée et riche d’yeux sombres et perçants qui brillaient perpétuellement de ce feu qu’on appelle intelligence. Il n’était pas très âgé, même vu de mon regard partial d’adolescent. 35 ans tout au plus ; et pourtant, il était tellement plus que ce que je n’avais jamais osé rêver devenir. Par sa seule présence, il rehaussait les standards de ce que je pouvais m’imaginer être plus tard si jamais j’avais la chance de pouvoir lui ressembler. Parfois on tombe sous le charme des personnes qu’on a la chance de croiser ; avec lui je trouvais un modèle.

Ce type incroyable était un puits de culture qui nous autorisait à venir nous abreuver de son savoir en toute simplicité, comme si le pacte qu’il avait signé avec l’Éducation Nationale était de nous transformer, malgré nous, en surhommes et sur-femmes. Il nous amenait à des niveaux de réflexion qui allaient bien au-delà de ce qu’on peut exiger d’enfants de nos âges. Il plaçait la barre tellement haut que c’en était parfois effrayant et que certains parents d’élèves, n’arrivant pas à suivre ses méthodes pédagogiques, s’en plaignirent. Ils avaient tort, les résultats de tous étaient excellents : les bons élèves devenaient brillants, les moyens devenaient bons et les mauvais devenaient moyens. Pas de laissé-pour-compte dans ce modèle, tout le monde s’améliorait.

Il faut bien dire que ses cours étaient spectaculaires. Il mettait en scène chacune des histoires qu’il nous contait. Je ne me suis jamais ennuyé une seconde avec lui. Je le revois, en bon tribun, déroulant « la guerre des Gaules » du haut de son estrade. Il m’apprit au détour que le prénom de Jules César n’était pas Jules mais Caius ; c’est un détail qui me revient au moment où j’écris ces quelques lignes. Son attitude à notre égard le rendait très attachant. Il nous parlait comme à des adultes ce qui, petits cons que nous étions, flattait notre orgueil de puceaux boutonneux. Il y avait là, peut-être, un peu de démagogie, mais après tout face à une bande d’ados avides de respect – pour rien – n’était-ce pas de bonne guerre ?

Au lieu des sempiternels Hugo, Balzac, Flaubert, Stendhal et leur orchestre, il nous proposait Baudelaire, Lautréamont, Verlaine, Rimbaud et même l’hermétique Mallarmé. Il nous parlait d’Amour et de Mort, de soufre et de sexe, du vert succube et du rose lutin, de poings dans des poches crevées et de beaucoup de merveilles que nous ne pouvions comprendre mais qui nous transperçaient l’esprit comme si nous étions des monstres d’intelligence. Il était très éloquent et sa façon d’exposer la poésie était pure, simple et belle.

« Une charogne » de Baudelaire fut – pour moi – un point d’orgue dans le genre :

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine

Qui vous mangera de baisers,

Que j’ai gardé la forme et l’essence divine

De mes amours décomposés !

Poésie qui m’apparut d’un seul coup comme une parodie moderne du « Quand vous serez bien vieille » d’un Ronsard devenu poussiéreux.

J’ai assimilé beaucoup d’images fabuleuses cette année-là, images qui me rendirent plus réfléchi, plus singulier, plus grand… Mes camarades aussi. Ce professeur nous portait tous plus haut avec légèreté. Il développait dans nos jeunes cerveaux l’idée d’une identité amicale avec tous ces merveilleux poètes qui au fond, étaient des hommes comme nous, attirés par la lumière, avides de sexe et d’ivresse. Ils étaient des humains avant qu’on les pose sur leur piédestal ou en bonne place dans une bibliothèque. Plutôt rassurant et sûrement très gratifiant pour de jeunes têtes blondes.

Ce qui reste encore un mystère pour moi aujourd’hui, c’est que l’enchantement demeurait intact pour la partie « théâtre » de son enseignement – et Dieu sait si les pièces dont on nous rabat les oreilles pendant notre scolarité peuvent être chiantes.

Je me souviens précisément de la mise en scène qu’il avait imaginée pour un Tartuffe imaginaire, tellement odieux, qu’il faisait son entrée sur scène à reculons, se moquant ainsi de ses hôtes et du spectateur à la fois. Je me souviens de ses commentaires élogieux à propos de la toute jeune Isabelle Adjani dans le rôle d’une Agnès incomparable dans « l’école des femmes »[1]. Je me souviens de ses explications sur la jouissance infecte – mais tellement compréhensible – d’un Néron caché derrière un rideau et excité par les larmes d’une Junie désespérée ; et puis il y a eu Phèdre, Phèdre qui faillit finir en catastrophe.

Entendez-moi bien, Phèdre  se termine mal – surtout à la fin ☺- mais il ne s’agit pas du côté tragique de la pièce dont je voulais vous parler, mais du Phèdre que nous sommes allés voir, Monsieur Borriaud, mes condisciples et moi-même au théâtre de la grande ville la plus proche – la moins lointaine – de notre bled. J’ai choisi à dessein le verbe « voir » au lieu « d’assister », car il se trouve que l’actrice qui incarnait Phèdre en jouait le rôle entièrement nue, du début à la fin de la pièce. Je me rappelle, même si j’avais peu d’expérience en matière de poitrine, que ses seins étaient réellement magnifiques. Ce qui fut beaucoup plus surprenant, malgré les hormones qui avaient transformé les hémisphères de mon cerveau en une paire de testicules – j’avais 14 ans – c’est que rapidement, le talent des acteurs et bien entendu celui de Racine, firent apparaître Phèdre beaucoup plus à poil dans la gestion de ses sentiments pour Hyppolyte qu’elle ne l’était sur la scène. Son « De l’amour j’ai toutes les fureurs ! » fut particulièrement dévastateur et dévoila toute l’impudeur et la violence de son amour incestueux qui rendit illusoire l’érotisme qu’aurait pu exhaler son corps pourtant entièrement offert à nos regards libidineux.

Après cette prestation hors du commun, Monsieur Borriaud, nous offrit un chocolat dans un bar du centre-ville. Alors que nous étions bien au chaud devant nos tasses fumantes, encore un peu étourdis d’émotions inaccessibles, il nous proposa une simple interrogation :

– Pourriez-vous jouer Phèdre comme l’actrice que vous avez-vu tout à l’heure ?

Nous n’étions que des élèves de troisième et la formulation de la question pouvait-être interprétée de beaucoup de façons. Les questions fusèrent :

– Est-ce que je pourrais jouer une pièce de théâtre à poil ?

– Est-ce que je pourrais jouer aussi bien que l’actrice ?

– Est-ce que je pourrais jouer aussi bien que l’actrice mais à poil ?

– Est-ce que je pourrais jouer une pièce de théâtre ?

– Est-ce que je pourrais jouer Phèdre à poil alors que je suis un garçon ?

– Est-ce que je pourrais jouer le rôle d’une femme qui a envie de coucher avec son beau-fils ?

Sous l’œil arbitral bienveillant de notre professeur, le débat venait de s’ouvrir. Les ados encore peu sûrs d’eux-mêmes que nous étions, commencèrent à affirmer leurs points de vue de manière plus péremptoire, plus étayée. Enthousiasmés par la controverse, nous nous jetâmes têtes baissées pendant plus d’une heure dans ce combat : arguments, propositions, idées, compromis, rires aussi… Ce qui sortit finalement de cette discussion me surprend encore. Après analyse des conclusions, une majorité écrasante, probablement galvanisée par la prestation époustouflante de la comédienne, était convaincue que la réponse à la question de Monsieur Borriaud était : « Oui ! Je pourrais ! ». L’argument principal développé par les élèves après cette analyse sincère et à chaud de leurs sentiments, était que Phèdre ne pouvait être interprétée que nue ; que vivre la passion de cette femme, sœur d’Ariane et demi-sœur du Minotaure[2], représentait sans doute l’expérience de théâtre la plus incroyable qu’on pût concevoir. La nudité ne changeait rien au problème. Il était donc tout bonnement impossible, au talent près, de refuser une telle aventure. Ce « Oui ! Je pourrais jouer comme l’actrice ! », nous frappa comme une évidence. Monsieur Borriaud nous avait amené collectivement à comprendre ce qu’était la « vraie » nudité.

Le soir en rentrant, un peu moins bêtes du collège, certains des élèves voulurent partager cette sensation inédite avec leurs parents. Ce ne fut pas une très bonne idée. Vous vous en doutez, cette histoire fit du grabuge dans notre bonne vieille communauté campagnarde. À l’endroit où on laisse des truies se faire salement saillir par de gros verrats ribauds devant les yeux innocents d’enfants de quatre ans, il était inconcevable qu’on puisse emmener des adolescents voir une actrice nue interpréter Phèdre. Sans aller jusqu’à sortir les fourches pour aller embrocher ce satané prof de français, plusieurs parents d’élèves coururent dès le lendemain dans le bureau du proviseur pour demander la tête du salaud qui pervertissait le cerveau innocent de leur progéniture.

Ce matin-là Monsieur Borriaud arriva un peu en retard à notre cours de latin. Il était d’une pâleur effrayante et le souci barrait son front. Il prit le temps de nous expliquer la situation, toujours avec cette verve incomparable qui le définissait. Notre réaction fut immédiate :

– De quel droit, nos parents, si incultes, se permettaient-ils d’intervenir dans nos affaires ? De quel droit, s’arrogeaient-ils le pouvoir de définir, alors que notre professeur savait tout mieux qu’eux, ce qui était bon pour nous ? De quel droit leur autorité castratrice devait-elle nous priver de penser par nous-mêmes ?

Bref des questions d’ados.

Tous les élèves, sans exception prirent la défense du professeur et les fâcheries familiales connurent un plus haut historique, sur fond de rébellion, d’incompréhension, de non-dit…

L’affaire se tassa vite pourtant, car même ignares, nos parents pétris de bon sens, virent bien que nous n’étions pas traumatisés. Monsieur Borriaud avait, encore une fois, réussi son coup. Sa recette était simple, il nous obligeait quoiqu’on fît, à réfléchir aux motivations et aux conséquences de nos pensées, au-delà de nous.

J’en veux pour preuve les dissertations qu’il nous donnait.

« Qu’est-ce que la mort dans l’âme ? »

« Qu’est-ce que la culture ? »

« Qu’est-ce que la religion ? »

« Qu’est-ce que la beauté ? »[3]

Je pense à ma mère qui sortant du jardin me dit :

– Bon, alors, soyons sérieux, pour « Qu’est-ce que la Paix ? », j’ai trouvé une citation de Sivananda Saraswati[4] qui pourrait faire une très bonne introduction, à condition qu’on puisse réellement en tirer quelque chose pour le développement.

– C’est quoi ta citation, demandais-je dubitatif ?

La paix complète règne de manière égale en parts égales entre deux ondes mentales.

– Euh ? Tu es sûre ?

À ce moment, j’ai imaginé les parents de mes amis du collège, assis dans un tracteur ou arrosant la pelouse, trayant les chèvres ou donnant du foin aux vaches, descendant de l’échelle ou vidant une fosse septique proposant à leurs gosses des pistes pour essayer de  bien répondre  aux questions de Monsieur Borriaud.

Je vous l’ai dit ce prof rendait tout le monde meilleur, y compris nos parents.

***

Cette nuit, j’ai rêvé que Monsieur Borriaud se faisait braquer par un élève facétieux filmé par ses camarades rieurs. Du bout de son flingue proche de la tempe de mon maître, l’irresponsable lui intimait, sous peine de mort, de le porter présent à un cours qu’il avait séché. Dans le regard de mon professeur, se lisait peur et désespoir…

Je me suis réveillé avec un goût amer dans la bouche.

Monsieur Borriaud – La suite

Observation précédente


[1] Le petit chat est mort

[2] Ce n’est quand même pas de la gnognote !

[3] Je suis belle, ô mortels ! Comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière.

[4] Mes parents étaient des baba cools

Quitter la version mobile