Les Inséparables
S’il est une métropole qui vaut le détour sur le Continent, c’est bien la cité de Makfik. Le voyage pour s’y rendre est un peu pénible certes : il s’agit de traverser le désert sur plus de 200 lieues. Mais une fois sur place, on ne regrette pas le déplacement. La ville est réellement extraordinaire pour qui sait apprécier les paysages urbains et encore plus la vie citadine.
Camp de bédouins installé plus de mille ans auparavant autour d’une oasis, le lieu devint très vite, à cause de sa difficulté d’accès, un repère de bandits, escrocs et voleurs en tout genre. Souvent détenteurs d’importants butins, ces malfaiteurs attirèrent dans leur sillage, marchands peu regardants, promoteurs véreux ou artisans en quête d’une seconde chance. Tant et si bien que le petit village de tentes devint bourgade, la bourgade devint ville et la ville devint mégapole. Aujourd’hui, même si personne n’a réellement recensé sa population, certains disent qu’on y compte plus de trois millions d’habitants, ce qui en ferait la deuxième ville du Royaume derrière Operdir, la Capitale. On prétend que le voyageur pourra y trouver tout ce qu’il désire. Il est vrai que ce ne sont pas les occasions de s’amuser qui manquent. Monuments, tavernes, théâtres, Temples, bordels, fumeries, casinos y sont ouverts jour et nuit. On y parie sur tout : combats de gladiateurs, de chiens ou de coqs, courses de chameaux, de chevaux ou de scarabées, concours de beauté, de Magie ou agricoles. On peut tout y acheter. Sur l’immense souk de la place centrale, un vrai labyrinthe, tous les trafics sont autorisés : esclaves, pierres et métaux précieux, tissus rares, animaux exotiques, drogues, armes, items magiques… On y trouve toutes sortes d’individus, de toutes les races et de toutes les confessions que compte ce Monde. On y voit même des orques.
Bien évidemment toute cette abondance n’est que la face apparente de Makfik ; comme partout ailleurs la plus insolente richesse y côtoie la plus odieuse misère ainsi que la plus vile sordidité. La ville est quadrillée par les tire-laines et les coupe-jarrets qui se faufilent dans la foule pour y commettre leurs forfaits et disparaître aussitôt, aspirés par le flot ininterrompu de passants. Certains quartiers de la mégapole sont peu fréquentables dès la nuit tombée : le voyageur égaré risque bien de s’y faire égorger. On trouve aussi à Makfik des cohortes de laissés-pour-compte : scrofuleux, lépreux, estropiés, clochards, enfants abandonnés qui mendient devant les Temples sous l’œil indifférent de la plupart. On allègue que les plus pauvres de ces pauvres vivent terrés dans les égouts de la cité, se nourrissant, comble de l’avilissement, des déjections des autres. Le Bourgmestre de Makfik, à l’époque où se déroule notre récit était, on s’en doute, un homme riche et puissant. Son influence s’étendait bien au-delà de la ville et il comptait nombre de monarques et de potentats parmi ses relations. Pourtant, malgré ce pouvoir apparent et même s’il aurait nié cette évidence, ce n’était pas lui qui dirigeait la ville. Le Maître de la Guilde des Marchands, Achraf Ammar, contrôlait absolument tout ce qui rentrait ou sortait de la cité, et sur chacun de ces mouvements il récoltait sa dîme. Saupoudrer une infime partie de l’immense fortune de la Guilde l’autorisait à influencer chacun des membres du Conseil Municipal et si cela s’avérait insuffisant, un peu d’intimidation faisait généralement l’affaire ; certains de ses hommes de main avaient quelque compétence en la matière.
Extrêmement brillant et charismatique, Achraf avait développé au fil des années un réseau complexe d’espions à travers le Monde. Il pensait, comme beaucoup, que l’information était la clé du pouvoir. Aussi n’hésitait-il pas à dépenser sans compter pour étendre et entretenir son précieux tissu de renseignement, comme il l’appelait. Ce qu’il faisait ensuite de toutes ces informations, nul excepté Achraf n’aurait pu l’expliquer. Forcément les allées et venues de tous ces espions, malgré leur discrétion, finirent par alimenter les conversations de même que les centaines de pigeons voyageurs venant des quatre horizons et qui se posaient sur la tour ouest de son palais. Dans les tavernes, le soir, les langues se déliaient et certaines rumeurs couraient. Achraf fut soupçonné de lever des armées, de fomenter le renversement du Roi, de vouloir en mettre un autre au pouvoir… Une chose était certaine, il alimentait l’usine à fantasme. Complot était le mot qui revenait le plus souvent, Achraf complotait ; mais personne ne savait vraiment contre qui ou contre quoi ; cela n’empêchait pas à chacun d’avoir sa petite version de la vérité. Au sein de son immense demeure, le Maître de Guilde poursuivait en réalité deux buts : contrôler les personnalités dominantes pour mieux asseoir son pouvoir d’une part, agrandir la fortune de sa confrérie, pour agrandir la sienne d’autre part. Pour ce faire, il recherchait plus particulièrement deux types de renseignements. Le premier concernait tout ce qui pouvait toucher à la vie privée des puissants de ce Monde et plus particulièrement toute information scabreuse : maîtresses, enfants bâtards, secrets de famille, perversions, maladies… Il avait ainsi pu bâtir des milliers de dossiers solides sur chacun des hommes et femmes les plus influents du Globe. Il n’hésitait pas à les ouvrir au besoin quand une décision contrariait ses desseins. Le deuxième type de renseignements dont il raffolait était, ce qu’on appelle aujourd’hui, l’information économique. Comme sa Guilde contrôlait le commerce de toutes sortes de marchandises, acquises ou volées, toute donnée pouvant influer sur le cours de ces marchandises valait de l’or. On parle ici de pouvoir spéculer en organisant des pénuries, vendre où la denrée était rare donc chère, de se placer en intermédiaire en achetant au plus bas dans certaines parties du Continent pour revendre au plus haut ailleurs. Ce faisant, il optimisait grandement les revenus de son négoce. Achraf n’était pas quelqu’un de mauvais, il appliquait simplement à la lettre les préceptes de son Maître Lucas le Grand Trésorier du Roi Alcar ; et en ce domaine on peut le dire, Achraf avait bien appris ses leçons.
Parmi les activités les plus lucratives d’Achraf, émergeait un commerce des plus florissants : la mise à disposition de mercenaires. Il était bien loin le temps où on se rendait dans les tavernes pour engager des aventuriers. Ce commerce était désormais l’affaire de professionnels et à ce titre le catalogue de la Guilde des Marchands était des plus fournis. Guerriers lourds, archers, pisteurs y côtoyaient voleurs et assassins : tous des hommes de métier. Achraf n’était pas très regardant sur ce type de commerce ; toutes les commandes étaient acceptables à condition d’avoir l’or suffisant pour les financer ; au comptant évidemment. Achraf avait cœur à négocier ce type de contrat et avait aménagé à cet effet un bureau très discret près du caravansérail démesuré qui se situait à l’entrée nord de la ville. La sécurité des caravanes était en effet un des postes les plus importants de la constitution de son chiffre d’affaire sur cette activité, cette proximité lui faisait gagner un temps précieux. Au demeurant, certaines routes étaient si peu sûres que personne n’avait de raison de s’étonner de voir de si nombreux hommes armés déambuler près du gigantesque fondouk.
Ce soir, Achraf avait rendez-vous avec un client des plus particuliers ; résidant fort loin de Makfik, celui-ci souhaitait engager des hommes de main afin de dérober un coffre des mieux gardés. Après de nombreux messages échangés, il avait été convenu d’un prix, cependant l’acheteur méfiant avait envoyé un de ses émissaires de confiance pour juger de la qualité de la main d’œuvre. Il faut dire que le montant du contrat représentait une véritable fortune. Le Maître de Guilde avait fait rédiger les termes de l’accord en prenant soin d’y préciser, comme à son habitude, que celui-ci l’obligeait uniquement par les moyens non par le résultat. Achraf était de fort bonne humeur, et bien que ce ne soit pas dans ses habitudes chantonnait un air à la mode. L’idée qu’il avait mûrie depuis quelques jours à propos de ce contrat le remplissait d’entrain.
Un visiteur fut bientôt annoncé à sa porte par un de ses assistants. L’homme qui entra, de stature moyenne, le teint bistre, le cheveu brun était encore vêtu de sa tenue de voyage lourde du sable de la piste. Achraf vit par l’entrebâillement, son escorte imposante qui l’attendait dans le couloir. Le Maître de Guilde lui fit signe de s’asseoir et entama :
– Bonjour cher Émissaire, je vous attendais !
– Bonjour Maître Achraf, je suis venu de toute urgence afin de terminer cette négociation.
– J’ai ici le contrat qui scellera notre accord mais permettez-moi tout d’abord de récapituler votre besoin, ainsi il n’y aura aucun faux-semblant entre nous.
– Je vous en prie, répondit le visiteur.
– Bien, si je résume nos échanges, vous désirez-donc…
– Je ne suis qu’un intermédiaire, le commanditaire pour sa part a souhaité garder l’anonymat…
– Oui bien sûr, Émissaire, l’interrompit Achraf. Je reprends. Donc, le client, appelons-le comme cela, a souhaité garder l’anonymat et désire s’emparer d’un coffre très bien gardé dans une ville lointaine dont vous ne m’avez pas révélé le nom. Ce coffre de petite taille est détenu dans une salle forte protégée par au moins dix gardes au plus profond des caves d’un château. Le client a décrété qu’il était hors de question que nous envoyions une armée à l’assaut de cette forteresse, l’affaire devra se faire en toute discrétion. Cela signifie que la soustraction du coffre devra être effectuée par un faible nombre d’hommes. Le prix fixé est de 1 000 pièces d’or payables à l’avance. De plus, en cas de succès, une prime de résultat d’un montant de 10 000 pièces d’or sera allouée.
– Tout à fait correct, Maître Achraf. Si vous en êtes d’accord, j’aimerais, avant de passer à la signature de l’acte, procéder à un examen des hommes que vous allez nous fournir.
– Mais bien entendu, Émissaire.
Achraf entrouvrit un lourd rideau de brocard sur un passage caché.
– Amenez-moi Noir et Blanc, hurla-t-il d’un ton solennel.
Quelques instants après, par ce même passage, deux mercenaires firent leur entrée dans le petit bureau. Sans un bruit, ils se placèrent dans la lumière d’un chandelier à onze bras afin que l’émissaire puisse les étudier.
– Mais… Mais ce ne sont que des enfants, protesta l’intermédiaire.
– Certes, répondit Achraf matois, mais pas n’importe quels enfants.
***
Dans un premier temps, on les avait appelés les Inséparables car ils ne se tenaient jamais très loin l’un de l’autre, puis, pour les différencier, on les nomma Noir et Blanc, comme la couleur de leurs peaux. Nul ne sut jamais quels étaient leurs véritables noms. Des souvenirs de leur court passé, Noir et Blanc ne conservaient que tristesse et malheur. Il persistait dans leurs regards le reflet de leur douloureuse histoire. Images fugaces, cris et pleurs les hantaient ; aucun souvenir n’était vraiment net, il s’agissait plutôt du sentiment d’un vécu pénible étayé par de vagues mauvaises impressions. Il est certains chocs de l’enfance qui se dissolvent dans la mémoire et qui, sans prévenir, vous font souffrir sans que vous sachiez réellement pourquoi. Indéniablement survivants, ils portaient cependant le malheur en eux, comme certains portent le poids de l’âge. Noir et Blanc ne connaissaient que la peine, heureusement adoucie par le réconfort d’être ensemble.
***
La mère de Blanc, une sculpturale guerrière du Septentrion, enceinte jusqu’aux dents, avait perdu les eaux sur le champ de bataille, lors d’une charge violente contre un clan ennemi. Protégée par quelques-uns de ses hommes, elle avait accouché sans un cri, dans le tumulte du combat. Cette tâche accomplie, elle fut heureuse de constater qu’elle avait donné naissance à un garçon – avec les guerres incessantes les mâles se faisaient rares – mais n’eut guère le temps de se laisser emporter plus loin par ses sentiments maternels. Après la délivrance du placenta, elle avait emmailloté son fils dans une cape prélevée sur un ennemi mort. Sa cuirasse relevée, elle l’avait fait téter quelques gorgées de colostrum, puis l’avait jeté sur son dos, le couvrant de son bouclier. Elle s’était finalement débarrassé de son sabre pour s’emparer d’une épée à deux mains et hurlant, les jambes dégoulinant de sang, était repartie à la charge. Son armée fut malheureusement submergée par le clan adverse et elle ne survécut pas au combat. Dans un dernier cri, exsangue, elle tomba sur le ventre, pour épargner la vie de son bébé dans sa chute.
La bataille était perdue, les vainqueurs évacuaient leurs blessés et les pilleurs de cadavres investirent bientôt les lieux. L’un deux, un vautour de la pire espèce, alors qu’il découpait savamment quelques doigts pour s’emparer des bagues des morts, entendit, étouffé, le vagissement d’un nouveau-né. Soulevant le bouclier qui le dissimulait, il découvrit le bébé et fit le calcul suivant. Un enfant de cet âge ne valait rien : trop petit pour travailler, trop coûteux à élever donc impossible à monnayer chez un marchand d’esclaves. Il savait en revanche que chez certaines de ces tribus du Septentrion, les guerres endémiques avaient fait tant de victimes chez les hommes qu’il n’était pas rare de voir les femmes prendre les armes – la mère de ce crapaud en était la preuve. Les petits garçons grandissaient et devenaient à leur tour des guerriers, et ce bébé-là avait l’air fort vigoureux. En s’adressant au clan qui venait de perdre la bataille, il avait peut-être l’occasion de tirer quelques picaillons du mioche. Pourquoi ne pas tenter sa chance après tout ? Il suffisait de regarder le champ de bataille et de considérer le nombre de victimes. Qu’avait-il à perdre ? Et s’il se montrait convainquant, il pourrait bien embobiner son interlocuteur et réaliser une très bonne affaire. Ce raisonnement au coin du bon sens sauva la vie de Blanc qui aurait dû, en temps normal, être laissé aux corbeaux.
Le pilleur de dépouilles n’avait pas tort. Après une brève entrevue avec le chef du clan défait, le bébé fut recueilli par une famille de paysans qui avait perdu cinq de leurs enfants à la guerre. Le bougre de détrousseur en tira 12 pièces d’argent, qu’il s’empressa d’aller boire à la taverne. Il s’était bien gardé de dire où il avait trouvé l’enfant.
Blanc n’eut pas l’occasion de grandir longtemps à la ferme. Celle-ci fut bientôt brûlée par le clan ennemi et sa famille d’adoption massacrée. À quatre ans à peine, Blanc échappa au carnage et s’enfuit dans les bois. Il se cacha dans une grotte qu’il connaissait pour y avoir joué avec d’autres enfants du voisinage ; il en fit son refuge. Il survécut en se nourrissant de baies et de petits gibiers. Sa forte constitution, alliée à un instinct de survie hors du commun lui permirent de traverser les années sans beaucoup de difficultés dans la forêt. Il tapissa son antre des peaux des bêtes qu’il chassait et s’y fit un douillet lit de mousse et de plumes. Le soir, autour d’un bon feu – dont il n’avait pas oublié le secret – il aimait à se prélasser après de longues journées consacrées à la cueillette ou à la chasse. Son court séjour à la ferme lui avait beaucoup appris et son intelligence pratique compléta cet enseignement. Il posait des collets, pêchait à la main, s’était fabriqué un arc et des vêtements. Il s’était même offert le luxe de se constituer un petit jardin dans une clairière. Après la peur initiale, cette période de sa jeune vie fut une des plus agréables. Son corps se développait rapidement, mais son esprit sans les stimuli de la vie en société resta faible. Il perdit presque tout élément de langage, ne sachant plus que grogner ou gémir.
Il aurait pu passer sa vie entière dans les bois, mais un jour dévoré par la curiosité, il voulut voir ce qu’on trouvait au-delà. Mal lui en prit. Un sergent recruteur et son escorte passaient sur le chemin qui longeait la forêt. La pénurie de combattants était à son comble, aussi, sans hésiter, ils se saisirent de Blanc et l’enrôlèrent de force au sein de l’unité des enfants de troupe. Il faut bien dire qu’à bientôt huit ans, Blanc était déjà très grand pour un gamin de son âge et ses muscles saillants attestaient d’une grande robustesse. Ses instructeurs lui inculquèrent quelques rudiments de maniement des armes et lui fournirent un équipement basique, épée courte et bouclier. Blanc s’il ne comprenait pas tout ce qu’on lui expliquait, essayait, résigné de faire de son mieux. Son entraînement ne dura pas longtemps, car l’ennemi avançait ; on le jeta sans plus de cérémonie dans les affrontements.
Blanc passa ainsi plus de deux années sur les champs de bataille, combattant avec rage, autant pour tuer que pour survivre. Ses débuts furent un peu laborieux mais se limitèrent à quelques blessures qui guérirent vite ; très vite l’enfant montra un sens inné du combat et se révéla un adversaire coriace. Bien qu’il leur eût sauvé la vie à de nombreuses reprises, Blanc n’était pas très apprécié de ses camarades. Son manque d’exaltation et son mutisme y étaient pour beaucoup. Il était plus grand que la plupart mais n’avait que dix ans tandis que les autres soldats de son unité en avaient pour la plupart quatorze ou quinze. Il était encore très loin de sa maturité sexuelle tandis que ses camarades, lors des sacs, s’en donnaient à cœur joie, violant femmes et enfants de leurs ennemis. Cet aspect des choses lui échappait quelque peu et il était souvent l’objet de moqueries.
Un jour, une armée du Roi Alcar venue pour tenter de pacifier les turbulents territoires du Septentrion, croisa le régiment de Blanc. Le combat fut féroce, mais les hommes d’Alcar, mieux armés les mirent en déroute. Au lieu d’exécuter tous les soldats adverses comme cela était la tradition dans le Nord, les officiers du Royaume firent prisonniers les survivants ; parmi eux Blanc. Il fut conduit dans la prison de Tranbarre pour y croupir en attendant un jugement qui ne viendrait probablement jamais. Par chance, un des intendants d’Achraf Ammar entendit parler de cette poignée de guerriers du Nord qui avaient tenu tête avec vaillance à une des armées les plus puissantes du Roi Alcar. Il se rendit donc à Tranbarre pour voir la qualité des détenus. Voyant en Blanc un grand potentiel, il racheta le gamin qui alla grossir les rangs du cheptel de mercenaires du Maître de la Guilde des Marchands. A cette époque, il était facile de commuer une peine de prison en or, tout était question de somme.
***
Noir naquit deux mois avant terme. La guérisseuse qui aida sa mère à accoucher prétendit qu’il ne passerait pas la nuit. Il faut bien dire qu’il était vraiment minuscule. Pourtant la sage-femme se trompa. Le petit s’accrocha fermement à la vie. Constamment ventousé au sein de sa mère, il téta avec la force du désespoir et au-delà de toute prévision parvint à survivre. Pendant ses premières années, sa croissance fut un sujet d’inquiétude constant pour sa mère ; dans sa tribu des Terres Australes c’était le plus petit des enfants de son âge. Noir, aimé de ses parents, n’en avait cure et à trois ans, il courait partout avec les autres bambins, émerveillé par tous les mystères qui l’entouraient, posant question sur question à ceux qui voulaient bien répondre. Cela n’était pas simple curiosité, son esprit vif le poussait à comprendre son environnement, à s’interroger. Le petit était malicieux et souvent il s’amusait à jouer des tours à sa maman. Ce n’étaient que des blagues innocentes d’enfant, sa mère bienveillante, prenait alors une grosse voix et faisait semblant de le gronder. Cette colère feinte déclenchait immanquablement les rires du gamin, bientôt repris par sa génitrice. Malgré sa petite taille, elle trouvait son enfant merveilleux.
Loin de leurs terrains de chasse coutumiers, un groupe de trafiquants d’esclaves vint, à la nuit, accomplir une rafle dans le village de Noir. Ils avaient entendu dire que plus au sud de leurs territoires habituels les hommes étaient beaucoup plus forts et donc se vendraient plus cher. La mère de Noir réussit à dissimuler son enfant sous son boubou – remerciant le Dieu Rouma de sa petite taille – avant de se retrouver enchaînée puis disposée en file indienne avec les autres adultes au centre du village. Pour le plaisir, les marchands d’humains mirent le feu aux cases aux toits de palme, devant les yeux terrifiés des enfants, puis avec force cris et jurons donnèrent l’ordre à la colonne d’esclaves d’avancer. Leur destination n’était pas très éloignée mais représentait tout de même quelques jours de marche. Les haltes n’étaient pas fréquentes et rapidement les plus âgés commencèrent à ne plus suivre le rythme ; ils étaient impitoyablement abattus par les trafiquants. Certains des hommes essayèrent de se rebiffer mais désarmés et enchaînés ils ne pouvaient rivaliser avec les trafiquants vêtus de justaucorps en cuir épais et bardés de lourdes rapières. Le petit Noir avait compris qu’il devait se tenir silencieux et pétrifié n’osait pas bouger ; le gamin aurait aimé être encore plus petit qu’il ne l’était déjà tellement il avait peur. Sa mère lui glissait discrètement à manger pendant les trop rares pauses, Noir laissait fondre les aliments dans sa bouche pour qu’on n’entende pas ses bruits de mastication. Le quatrième jour, ils parvinrent au Fleuve Bahou où les attendait une gigantesque embarcation à voiles auriques. Ils furent enchaînés un par un dans la cale sombre, ne sachant pas où les mènerait le bateau. Encore une fois tout espoir d’évasion était vain.
Les trafiquants firent preuve de plus de mansuétude pendant cette étape du voyage. Nourriture et eau furent distribuées avec générosité et cette fois la mère de Noir n’eut pas à se priver pour nourrir son rejeton qui, de bon appétit dévorait tout ce qu’elle lui donnait à belles dents. Les esclaves se doutaient bien qu’on essayait de leur redonner un peu de force pour en tirer un meilleur prix. Bien que les aliments fussent frais et goûteux, ils eurent, on s’en doute, bien du mal à s’en réjouir. Ils ne pouvaient pas s’empêcher de penser à leurs enfants livrés à leur sort, au village détruit… Certains pleuraient, d’autres priaient, d’autres enfin se terraient dans le silence. Noir n’était pas enchaîné comme ses aînés et pouvait se détendre les jambes à souhait ; mais comme c’était un enfant obéissant et qui comprenait déjà très bien les enjeux, il se déplaçait en silence en faisant bien attention de rester dans l’ombre à chaque pas.
Ils arrivèrent enfin à Port du Bout, là où le fleuve Bahou se jetait dans la Mer des Lointains. De là, ils prirent un nouveau vaisseau qui les conduisit cette fois à Port des Dauphins. Par chance, le temps était radieux et ils n’eurent pas, pendant la traversée, à essuyer une de ces terribles tempêtes que seule la Mer des Lointains à ces latitudes sait produire. Ce n’était plus la même équipe qui s’occupait de leur acheminement mais la nourriture restait de bonne qualité et on leur avait donné assez d’eau pour se laver. Les prisonniers ne le savaient pas encore mais Port des Dauphins n’était qu’une nouvelle étape. A peine arrivés sur le marché aux esclaves, ils furent cédés à un grossiste qui leur annonça qu’ils partaient pour Makfik afin d’être vendus au détail.
On fit monter les captifs dans des chariots aux barreaux épais, tirés par des chevaux. Pendant plusieurs semaines, ils cheminèrent sur les sentiers pierreux, au rythme lent de la caravane qu’ils suivaient, secoués jour et nuit par les cahots incessants qui faisaient vibrer jusqu’à leurs os ; l’atmosphère était oppressante et la chaleur étouffante dans les carrioles. On les autorisait pendant les – encore une fois – trop rares pauses à sortir faire leurs besoins et se laver ; c’était le seul moment où ils pouvaient se dégourdir les membres. Le périple était interminable et Noir malgré sa grande maturité avait du mal à rester en place, lui ne pouvait pas se dérouiller les jambes pendant les pauses. Il ne se fit toutefois pas repérer par les gardes mais agaça beaucoup ses compagnons de voyage avec ses incessants va-et-vient dans le chariot qui les transportait ; il faut bien dire qu’ils étaient tous à bout de patience.
Le sentier s’arrêta brutalement à l’entrée du désert. On les fit descendre puis attachés en rang d’oignon derrière un chameau, marcher pendant des jours dans le sable brûlant. Ce fut la pire des épreuves de leur long parcours. Heureusement les hommes qui les escortaient leur donnaient suffisamment à boire, apparemment ils connaissaient leur affaire : à la plupart des haltes ils stationnaient autour d’immenses réservoirs d’eau enterrés dans le sable et donc indétectables. Seuls de vrais Hommes du Désert détenaient ce genre de secrets. Abruti de chaleur, le petit Noir, collé à la poitrine maternelle, ne bronchait pas. Pendant les haltes, sa mère faisait mine de s’arroser le corps et en profitait pour abreuver son fils déshydraté. Ecrasés par la chaleur du désert, la plupart des esclaves étaient à bout de force. Leur soumission en était d’autant renforcée. Enfin, après de nombreux jours de souffrance, ils atteignirent Makfik, épuisés et couverts de sable.
On les conduisit directement dans des baraquements aux murs épais de pierre chaulée, annexe du caravansérail à l’entrée nord de la ville. C’était une prison, certes, mais comparée au martyre de l’expédition qu’ils venaient d’accomplir, elle était bien douce. L’air était frais et pur, ils purent se laver et détendre leurs muscles fatigués sur les paillasses qu’on leur avait procurés. On les laissa quelques jours se revivifier, leur offrant abondance de nourriture pour qu’ils reprennent du poids. Une apparente bonne santé faisait toute la différence au moment de la vente…
La mère de Noir fut cédée à un tanneur. L’atelier de fabrication de peau se tenait le long d’un canal. Son odeur pestilentielle vous prenait à la gorge à 1000 pieds à la ronde. Les maisons avoisinantes étaient désertes, leurs occupants avaient dû fuir par crainte d’asphyxie ou des maladies. Quand on pénétrait les lieux, c’était bien pire, l’odeur d’ammoniac et la chaleur de l’étuve vous faisait suffoquer. À une époque, le tanneur rejetait ses eaux usées dans le canal, mais les habitants en aval qui utilisaient cette eau à des fins domestiques s’étaient plaints. L’artisan avait donc fait construire un système d’évacuation relié directement aux égouts de la ville. Ce fut la seule amélioration de son activité qu’il concéda. Le matériel était hors d’âge et les conditions de travail insupportables. L’eau des cuves où macéraient les peaux n’était quasiment jamais changée. La pourriture se glissait partout. La mère de Noir et deux autres esclaves, sans aucune protection, passaient leurs longues journées à battre les peaux pour les débarrasser de toutes les saletés qui y étaient accrochées. Les peaux après fermentation étaient dépouillées puis mise à sécher. Le séchoir était la seule pièce de l’atelier à être correctement ventilé. C’était à cet endroit que les esclaves avaient installés leurs paillasses. Ses deux compagnons de misère furent très surpris quand ils virent que la « nouvelle » cachait un enfant sous ses vêtements. Malgré le danger que le marmot représentait, ils ne vendirent pas la mèche et finirent par s’habituer à sa présence. Ce gamin plein de vie égayait un peu leur quotidien et surtout ses petits doigts habiles étaient très adaptés pour le dépouillement de certaines peaux très fines. Quand leur propriétaire passait, Noir disparaissait dans l’ombre, fermait les yeux et retenait sa respiration, il était devenu maître à ce jeu là. Le secret de sa présence put ainsi être gardé pendant quatre longues années. Pourtant, un jour, les esclaves croyaient leur maître parti faire des courses alors qu’en réalité il buvait du vin de palme confortablement assis sous l’auvent de la tannerie. Ne se méfiant pas, les captifs profitaient de son absence pour se détendre en discutant entre eux ou en jouant avec le petit. Alors qu’un peu ivre il commençait à s’assoupir, le tanneur entendit le rire de l’enfant. Sans faire de bruit un bâton à la main, il s’introduisit dans le séchoir. Aussitôt Noir se cacha derrière sa mère, mais le mal était fait, le propriétaire avait vu l’enfant. La maman de Noir fit rempart de son corps et le tanneur furieux lui assena un violent coup à la face. Foudroyée, elle s’écroula. Noir fou de rage à son tour se jeta sur l’artisan. Celui-ci n’eut aucun mal à le maîtriser, il l’attrapa par une jambe, le remonta à hauteur de visage pour l’examiner. Noir se débattait autant qu’il le pouvait mais sa frêle constitution ne lui permettait pas d’échapper à l’étau de la main du tanneur. D’un pas décidé, il se dirigea vers la bouche d’évacuation des eaux usées et y jeta Noir d’un geste violent. Les esclaves qui tentaient de ranimer la mère poussèrent un cri d’indignation. Il était déjà trop tard pour sauver le petiot, car pour faire bonne mesure le tanneur tira sur une chaîne reliée à une poulie et déversa le contenu d’une des cuves de macération dans le système d’écoulement. Noir disparut dans le trou aussitôt, noyé par les trombes d’eau corrompue.
Noir ne mourut pas pour autant, un peu désemparé il finit dans les noirs égouts de Makfik. Son œil s’habituant à l’obscurité, il découvrit qu’il n’était pas seul. Outre des armées de rongeurs qui arpentaient les boyaux interminables, il aperçut dans l’obscurité que des hommes et des femmes s’étaient installés dans les couloirs d’entretien. Ces personnes n’étaient pas en très bon état et il eut un peu peur ; mais il fallait qu’il aille retrouver sa mère. Prenant son courage à deux mains, il s’adressa à une des épaves décharnées qui jonchaient le sol :
– Bonjour Monsieur, comment fait-on pour sortir d’ici s’il vous plaît ?
En guise de réponse il obtint un vague borborygme. Fataliste, il se dit qu’il trouverait bien tout seul. Ce fut effectivement le cas. Sorti de sa bouche d‘égout, encore trempé, il courut à la tannerie sans penser qu’il n’en connaissait pas le chemin. Son instinct, lui, savait. Loin d’être déboussolé par sa chute dans les égouts, son sens de l’orientation le dirigea rapidement vers l’atelier où il avait passé quatre années de sa vie. Il s’arrêta à quelque distance de son but pour faire un point sur la situation. Il vit sa mère qui reposait sous un arbre. Elle ne s’était toujours pas réveillée de son étourdissement. Noir trouva bizarre qu’on la laisse dehors ainsi sans surveillance. Prudemment il s’approcha se faisant le plus discret possible. Enfin, rendu près d’elle, il lui chuchota quelques mots à l’oreille.
– Maman, réveille-toi ! Réveille-toi vite, qu’on se sauve.
Il lui secoua légèrement une épaule et répéta les mêmes mots ; mais sa mère ne se réveillait toujours pas. Il continua ainsi un long moment, toujours doucement avec tendresse. Enfin, il prit la main de sa maman et la posa sur sa joue mouillée. Il ne s’était pas rendu compte qu’il pleurait, il pleurait sur sa maman morte.
Noir retourna se cacher dans les égouts. Il y vécut quelque temps, vivant de petits larcins sur les souks de Makfik. L’habileté de ses doigts, sa petite taille et sa faculté inimaginable à disparaître dans l’ombre en firent un redoutable tire-laine. Il s’était fixé l’objectif de grandir dans un premier temps puis quand il s’estimerait assez fort d’aller tuer quoiqu’il en coûte le méchant peaussier. Sa rencontre avec Blanc allait altérer quelque peu cette résolution.
***
L’émissaire était indécis.
– Et d’après-vous Maître Achraf, pourquoi devrais-je vous faire confiance et prendre ces deux morveux comme mercenaires.
– Vous connaissez mes tarifs, cher Émissaire. Je vous fais les deux pour le prix d’un soit 1000 pièces d’or.
– Soit mais encore, Maître Achraf ?
– Noir, demanda le Maître de Guilde ?
Sans un mot, le gamin lui tendit un sac en toile.
– Voyons voir ce qu’il y a là-dedans, dit Achraf d’un air malicieux. Oh ! Quelle jolie dague ! Est-elle à vous cher Émissaire ? Et cette bourse ? Et ces deux magnifiques bagues ? Et ce médaillon ?
L’Émissaire était médusé.
– Pendant que nous parlions, Noir s’est introduit dans cette pièce et vous a dépouillé de toutes vos possessions sans que vous vous rendiez compte de rien. Je vous avoue que moi-même je ne l’ai pas vu non plus. N’est-ce pas drôle ? Tenez, je vous rends tout !
L’Émissaire sourit un instant mais redevint très vite sérieux.
– D’accord pour celui à la peau foncée mais l’autre que sait-il faire ?
– Demandez donc plutôt à votre escorte !
L’Émissaire ouvrit la porte précipitamment et vit ses hommes estourbis entassés dans un coin du hall, dans des postures plutôt comiques.
– Comment est-ce possible ?
– Blanc, toujours pendant que nous discutions, a assommé vous hommes à mains nues en les retenant dans leurs chutes pour éviter tout bruit.
– Spectaculaire, concéda l’Émissaire. Très bien je les prends tous les deux. Affaire conclue ! Donnez-moi les contrats que je les signe.
Ils paraphèrent et signèrent les contrats, ils y apposèrent leurs sceaux respectifs et burent un verre comme le voulait la tradition dans le monde du commerce. Achraf raccompagna l’Émissaire et lui dit :
– Pouvez-vous attendre une minute dans le vestibule ? J’ai encore un ou deux éléments à discuter avec vos mercenaires.
– Bien sûr cher Ami !
L’Émissaire sortit en saluant aimablement Achraf.
– Écoutez-moi bien vous deux. Mes espions ont pu déterminer qui était le commanditaire et en déduire ce que contenait le petit coffre dont vous devez vous emparer. Mes instructions sont très simples, lorsque vous détenez le coffre, vous ne l’ouvrez surtout pas, vous oubliez l’Émissaire et vous me l’apportez immédiatement !
– On laisse tomber la prime de 10 000, osa Noir ?
– Ce qu’il y a dans le coffre vaut bien plus que 10 000 fois cette somme.