Je vous ai déjà parlé de Monsieur Borriaud, mon incroyable professeur de français et de latin dans un article précédent – on pouvait s’en douter au vu du titre. Je ne résiste pas à l’envie de vous faire part d’une autre de mes observations – point nette – le concernant.
Ce jour-là, nous étions de sortie avec la classe.
Les ruines gallo-romaines ne manquaient pas dans le coin et donc pour illustrer son cours de latin, Monsieur Borriaud nous avait emmenés faire la visite d’un célèbre site archéologique. Il faisait très beau en ce mois de mai. Quelques couples s’étaient formés au cours de l’année et se bécotaient à l’arrière du car qui nous conduisait à destination. Notre professeur bienveillant qui nous décrivait ce que pouvait être la vie au bon vieux temps des Pictaves[1], nos ancêtres, ne s’offusqua pas de leur manque d’attention. Au contraire, il stoppa son exposé sur nos joyeux celtes et à contre-pied nous proposa l’anecdote suivante :
– Je voulais vous parler d’une aventure que j’ai vécue l’an passé !
Il commençait très souvent ses récits par cette petite introduction. Pour lui – et c’était là un de ses enseignements – la vie était une aventure dont chacun était le valeureux héros.
– En juin dernier, j’étais examinateur au Lycée Camille Guérin où je faisais passer l’oral du Bac de français. Une très jolie élève au regard rêveur s’assoit face à moi pour me présenter ses idées sur un texte assez simple à analyser : de l’esclavage des nègres de Montesquieu, extrait tiré de « De l’esprit des lois ». Je lui fais signe de commencer et à ma stupeur, elle fond en larmes. Je vous avoue avoir été envahi par un fort sentiment de gêne, d’autant plus embarrassé que je n’avais pas de mouchoir en papier à lui proposer. Un peu paternaliste j’essaye de la réconforter : « Allons Mademoiselle ! Reprenez-vous ! Ce n’est que le Bac ! Vous n’aimez pas Montesquieu ? ». Et là entre deux sanglots, elle s’exclame : « Je n’ai pas révisé ! J’ai été amoureuse ! » et la voilà qui pleure de plus belle. Sincèrement ému, je lui dis de ne pas s’inquiéter que je ne lui mettrai pas une mauvaise note pour autant ; et j’ai tenu parole, je lui ai collé un 18.
Quelques protestations grondent parmi les élèves. Imperturbable, Monsieur Borriaud reprend souriant :
– Je constate que vous vous demandez pourquoi. La raison est très simple, tomber amoureux est le plus grand choc littéraire que l’on peut éprouver. Vous pouvez lire 1000 recueils de poèmes qui évoquent ce sentiment, sans avoir le début d’une idée de ce que vous allez réellement ressentir au moment où cela vous arrivera. Que votre Amour soit partagé ou sans issue, c’est la musique de votre cœur, de votre âme qui peuplera vos rêves éveillés. Aucun artiste, aussi talentueux soit-il, ne connaît mieux que vous, le chant de votre passion, la mélodie de vos émotions… Alors, même si je ne suis pas payé pour vous donner des conseils de vie, je vous offre celui-ci. Tombez amoureux, soyez amoureux de toutes vos forces, de tout votre cœur, tout le temps. Souffrez, soyez radieux, tombez, relevez-vous, chantez, jouissez, mais n’abandonnez jamais cette idée qu’être amoureux vaut plus que toute littérature. Et vous là-bas au fond du car ! Allez-y mollo sur les pelotages ! C’est un cours de latin, pas un baisodrome !
Rires.
La journée se déroula dans la bonne humeur. Monsieur Borriaud se comportait en guide courtois. Comme je l’ai évoqué dans l’article précédent, c’était un puits de culture ; autant dire, même si nous n’en avions pas conscience, que nous étions des enfants vraiment gâtés. Notre professeur n’en était pas à son coup d’essai. En effet, j’ai appris quelques années plus tard que notre digne Maître exerçait ses talents en tant que guide touristique en Grèce pendant les grandes vacances depuis des années.
***
Tout aurait pu se terminer dans la joie, mais un jour, quelque chose s’est brisé. La fin de l’année scolaire était proche et pour clôturer en beauté Monsieur Borriaud nous proposa, sur table et en quatre heures, un « Qu’est-ce que la passion ? ». Beau sujet mais un peu compliqué pour des gamins – pas de surprise pourtant, n’était-ce pas la signature de notre professeur ? Pour tout bagage face à cette question complexe, je connaissais l’étymologie du mot « passion » qui descend du verbe latin « patior, pati : supporter, endurer, souffrir ». Ce ne fut pas suffisant et j’obtins une mauvaise note à ma dissertation. Je n’étais pas le seul.
Patricia était considérée par beaucoup de garçons comme la plus belle fille de la classe. Je n’étais pas d’accord avec eux, je lui préférais la sculpturale Nathalie qui avait une poitrine magnifique, mais aussi la pulpeuse Nathalie, fille de la coiffeuse qui chaque semaine changeait de coupe ou de couleur ou bien encore la garçonne Nathalie qui me roulait des cigarettes et avec qui je jouais au flipper. Il y avait beaucoup de Nathalie dans ma classe – prénom d’une génération. Quand mes Nathalie étaient joueuses et mutines, Patricia était fragile et languissante ; on la sentait prête à se rompre à chaque instant. Je préfère et j’ai toujours préféré les femmes énergiques et volontaires – peut-être bien pour m’entraîner hors de ma paresse crasse -, je n’étais donc guère attiré par cette adolescente, si vulnérable. Je n’ai échangé que quelques mots avec elle pendant toute ma scolarité. En revanche, j’adorais sa grande sœur qui avait un don comique extraordinaire, je vous en parlerai un jour peut-être.
Il se trouve, par ailleurs, que Patricia était extrêmement brillante en lettres. Elle ambitionnait une orientation vers la filière de littérature classique en seconde, avec au programme latin et grec ancien. Vu le niveau relevé du Lycée où elle souhaitait poursuivre sa scolarité, elle n’avait guère le droit à l’erreur. Malheureusement, comme beaucoup d’entre nous elle sécha lamentablement sur le « Qu’est-ce que la passion ? » proposé par notre professeur ; pire, elle rendit une copie blanche. Je l’ai déjà dit, Monsieur Borriaud était vraiment un homme qui ne voulait que le meilleur pour ses étudiants. Il donna donc une seconde chance à sa meilleure élève et l’autorisa à plancher à nouveau sur le même thème le mercredi après-midi suivant. Le drame vint du fait que cela se sut…
Un matin, j’arrivais dans notre classe un peu en avance. Il y régnait une atmosphère d’insurrection. La meneuse de cette fronde n’était autre que la première de la classe – en moyenne générale -, une gamine boutonneuse, boulote et bouffie. Dans le brouhaha, je lui demandai quelques explications.
– C’est Borriaud, il a autorisé Patricia à refaire la dissert sur la passion mercredi. C’est vraiment dégueulasse. On a tous eu une mauvaise note et elle… De toute façon, je le savais, il couche avec elle. C’est une injustice, moi aussi je voudrais bien repasser l’épreuve. Alors pourquoi elle a le droit et pas moi. On va aller voir le dirlo ce midi pour se plaindre. Tu viendras avec nous ?
Je sentis la haine et la jalousie dans son regard.
– Tu es première de la classe, non ? Qu’est-ce que ça peut bien te foutre que Borriaud lui donne une seconde chance ? Perso, je m’en branle. Je n’irai sûrement pas voir le dirlo pour ça.
N’attendant pas sa réaction, je fonçai m’asseoir à ma place et pendant un moment je regardai mes copains s’écharper sur fond de détournement de mineure, de « On va le faire virer ce salaud ! » et aussi de quelques plus rares « Mais vous êtes cons ou quoi ? ». J’avais décidé de ne pas m’en mêler. Au moment où, à son tour, Patricia entra dans la classe, le silence se fit et beaucoup lui jetèrent un regard de mépris, toute juste si certains ne crachèrent pas par terre.
Le groupe de contestataires s’était renforcé pendant la récréation du matin et après la cantine, tenant parole, ils débarquèrent en masse dans le bureau du Proviseur. Pour ma part je jouais au foot avec Patrice et les élèves de l’autre troisième. J’étais nul.
Le lendemain, un Monsieur Borriaud exsangue fit son entrée dans la classe, il claqua violemment la porte derrière lui et sans préambule, sortit une copie de sa sacoche. Il nous la montra en un geste circulaire pour que nous voyions bien tous l’énorme zéro qui couvrait la première page. Il posa les quelques feuilles sur le pupitre de Patricia et lança :
– Voilà ! C’était bien ce que vous vouliez non ?
Puis pendant une minute, il nous observa tous en silence, l’un après l’autre. Au moment où son regard croisa le mien, j’eus envie de lui crier que je n’étais pour rien dans cette bouffonnerie, mais aucun son ne sortit de ma bouche. J’en voulais beaucoup aux autres de s’être comportés ainsi et d’avoir prononcé des accusations aussi calomnieuses. Je voulais que mon professeur sache que je ne faisais pas partie de cette bande d’envieux, d’abrutis, de bornés. Trop tard le mal était fait. Glacial, il prononça :
– J’ai du travail ce matin. Faites ce que vous voulez !
Je n’ai compris qu’en rentrant chez moi le soir, ce qu’il voulait exprimer à travers cette petite grève de l’enseignement. Dans sa tête le pire affront que l’on pouvait faire à un élève était de refuser de lui apprendre. J’aurais tellement aimé que cette journée n’ait jamais eu lieu. J’avais aussi très peur que la complicité qui s’était installée entre nous et Monsieur Borriaud disparaisse. J’avais raison. Nous l’avions déçu.
Même si je le revis plus tard, nous n’avons jamais abordé cet incident ou plus exactement, je n’ai jamais osé lui en parler bien qu’il m’ait profondément marqué.
J’ai tiré de cet épisode scolaire une haine profonde des mouvements imposés par le groupe ou par la foule. Jamais, que ce soit dans la joie ou dans le malheur, je n’ai hurlé avec les loups. Je suis bien trop individualiste pour ça certes, mais au-delà je sais de manière viscérale que le groupe a tort d’agir en groupe.
***
Aujourd’hui deuxième samedi de manifestations pour les gilets jaunes. Je suis d’accord avec la plupart de leurs revendications ; en raison de ce que j’ai évoqué plus haut, je n’irai pas les soutenir.
Monsieur Borriaud – La fin (ou non)
[1] Ou Pictons, ou Pictes, du celte pict- : « rusé »