Ma tante Madeleine était une petite Bretonne, boulote et taciturne. Ce n’était pas vraiment ma tante mais celle de mon grand-père. Quand j’étais enfant, elle était déjà bien vieille, mais encore assez alerte pour me garder le jeudi[1].Chez elle, cela sentait bon le propre, l’encaustique et les agrumes dont elle laissait sécher les peaux sur ses radiateurs.
Elle disposait des gousses de vanille dans son sucrier et plaçait des fruits frais dans un compotier en cristal sur la table de sa salle à manger. Dans une petite vitrine sous sa télé étaient exposés des souvenirs de ses voyages : un gros coquillage blanc orné d’un noir Saint-Guénolé, un petit moulin hollandais rouge en plastique, une statuette de coq portugais, un taureau noir avec des banderilles plantées dans l’échine, une gondole… Nous jouions à Risk et à Cluedo – elle choisissait toujours Madame Pervenche – et comme un rituel, nous regardions Scoubidou[2]. Le midi, elle me servait souvent ses pommes de terre sautées qui étaient délicieuses – au beurre salé –, des biftecks saignants et des morceaux de pain arrosés du jus un peu noirci de la cuisson. Je passais de merveilleux moments avec elle car, c’était une de ses qualités, elle savait s’occuper des enfants. Je suis sûr aussi qu’elle m’aimait.
Cette femme était un roc. Veuve très jeune elle avait élevé ses deux filles seule y compris pendant l’occupation. Elle s’est éteinte à l’âge de 103 ans au début du mois de décembre. Je lui en ai beaucoup voulu, car même dans mon esprit d’adulte, je n’avais pas oublié la promesse que nous nous étions faites. Il était prévu qu’un jour nous passions un réveillon ensemble, juste tous les deux, un réveillon déguisé. Je me disais que nous avions tout le temps pour ça et chaque année, immanquablement, je passais mes premiers de l’an avec mes copains. Une année ou deux, nous aurions peut-être pu organiser notre petite fête, car snobs comme nous étions mes amis et moi, nous ne fêtions plus que le 2 de l’an. Ces fois c’était elle qui ne pouvait pas, malchance. Je me suis longtemps dit que ce pacte qui nous unissait ne pourrait jamais être brisé ; mais les années passent et même les plus solides finissent par s’en aller. Nous avons raté notre rendez-vous pour toujours.
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Assez souvent, ma tante Madeleine et moi allions à Montrouge, passer la journée chez une de ses filles. L’appartement était très beau et j’étais autorisé à jouer dans la chambre de mon parrain, le petit-fils de Madeleine, déjà parti depuis un bail de chez ses vieux. Il était très amateur de BD et avait une collection de Pilote[3] impressionnante. C’est à cette époque que j’ai découvert les Dingodossiers et les Rubriques à Brac.
Isaac Newton se prend un pélican, une citrouille et beaucoup de choses improbables dans la tronche. Une coccinelle diserte commente l’action en bas de la case. Le Professeur Burp anime des chroniques animalières délirantes, l’élève Chaprot le cancre de la 6ème A fait un exposé sur les Américains et Bougret et Charolles mènent l’enquête. Tant de moments inoubliables…
Aujourd’hui cela fait deux ans que vous êtes parti Monsieur Gotlib et j’en suis triste. Votre présence bienveillante comme celle de ma chère Tante Madeleine enveloppe toujours mon enfance de douceur. J’aurais aimé réveillonner avec vous aussi !
[1] Puis le mercredi à partir de 1972. Ça ne nous rajeunit pas.
[2] On ne disait pas Scooby-Doo à l’époque.
[3] Mâtin, quel journal !
Vous m’avez fait plaisir
J’adorais Gotlib
Merci à vous aussi. J’aurais préféré que vous ne restiez pas anonymes !
Superbe texte !
Merci Monsieur Philbée.
Je vous souhaite une très agréable nuit.
Ça me désole. Je ne savais même pas que Gotlib était mort.
Personne n’en a parlé.
Merci pour votre hommage.