MONSIEUR BORRIAUD – Encore lui !

Je vous ai déjà présenté à trois reprises Monsieur Borriaud, mon génial professeur de français et de latin en classe de 3ème, ici, et . L’année scolaire aurait pu se finir sur une fâcherie, liée à ce dérapage de la classe à propos de la dissertation de Patricia[1] ; mais je vous l’ai déjà dit auparavant, notre maître ne voulait que le meilleur pour nous et il le prouva encore une fois.

***

Manger des cerises au mois de juin… Je crois que j’ai rarement connu pareille extase dans cette pourtant, très belle vie. Mollement avachi sur la fourche de l’arbre, je tire une branche à moi de sorte que les fruits viennent à ma bouche sans effort. Je m’imagine potentat romain, allongé sur son triclinium et servi par des esclaves nus – tout imprégnés d’odeurs[2].  L’année scolaire est presque finie et au demeurant tout est déjà joué, non ? Je suis admis en 2nde C au lycée de la grande ville – la moins lointaine de mon bled – et franchement la vie est belle. Il fait chaud et un vent encore porteur de la fraîcheur du printemps s’amuse sur mes cheveux. Les fruits sont sucrés, juteux et gorgés de vie. Moi aussi je suis gorgé de vie. Dans deux mois j’aurai 15 ans et quand on y songe, il n’y a rien de plus beau. Ce qui est merveilleux dans ce système scolaire, auquel, apparemment, je suis parfaitement adapté, c’est qu’à chaque passage dans la classe supérieure, on n’a plus à souffrir des soucis de l’année achevée tout en se moquant éperdument des ennuis de l’année à venir. La liberté en somme. Pour couronner le tout, une éternité de vacances se profile dans quelques jours… Le goût des cerises aura toujours pour moi le parfum mêlé de cette jouissance totale d’être vivant et de cette insouciance absolue qui vous inonde de bonheur. C’est exactement cela : vivre un instant de bonheur intégral et en même temps comprendre que l’on est en train de vivre un instant de bonheur intégral. Sensation rare !

Demain, nous assisterons à notre dernier cours avec Monsieur Borriaud. Comme demandé, j’ai, en une page, essayé de répondre à l’ultime sujet proposé par notre professeur : « Qu’est-ce qu’un adieu ? ». J’ai un peu de peine. Elle doit sûrement transpirer du texte que j’ai composé.

***

Ce matin-là, un silence anormal régnait dans la classe. Certains ayant repéré quelques erreurs ou maladresses dans leur texte, s’évertuaient à le recopier rapidement sur une nouvelle page. D’autres relisaient fébrilement leurs quelques lignes comme s’il s’agissait de leurs dernières volontés. Pour nous, ce travail revêtait une symbolique toute particulière. Le thème de cette dernière composition ne nous conduisait-il pas à mettre en abîme ce que nous étions en train de vivre ? Même ceux qui étaient allés trop loin lors de l’affaire de la dissertation de Patricia[3] essayaient de se rattraper et de laisser, de tout cœur, une bonne impression. Un silence attentif l’accompagna, lorsque Monsieur Borriaud rentra dans la salle par la porte qui lui était réservée. Il nous salua brièvement et entama son cours :

— Je voulais vous proposer une aventure que j’ai vécue cette année.

Comme je l’ai déjà signalé, il commençait très souvent ses récits par cette petite introduction[4]. Cette fois pourtant, nous savions qu’il parlait de nous et que l’aventure qu’il évoquait était bel et bien finie.

— Au cours de cette année, j’ai eu le plaisir de vous enseigner quelques rudiments de culture et je dois avouer, quitte à tomber dans l’autosatisfaction la plus vile, que j’ai aimé ça. Vous êtes tous des êtres merveilleux et je compte sur vous pour devenir des femmes et des hommes au sens le plus extraordinaire que ces termes peuvent porter. Je vous ai demandé de préparer une petite création qui traite de l’adieu. J’y ai moi-même réfléchi car je voulais que nous planchions une dernière fois ensemble à travers un sujet qui nous est commun. Vous allez me trouver feignant, certainement, mais je n’ai rien trouvé de mieux pour envisager notre séparation que de vous réciter Adieu ! d’Alfred de Musset. C’est à mon sens ce qu’à aujourd’hui, on a composé de plus beau en la matière. A ma connaissance du moins…

Il murmura alors avec un ton sérieux et magistral ce poème merveilleux mais d’une tristesse telle que certains se mirent à pleurer. Sa voix parfois tremblait aussi. Il ne jouait pas. Quand il conclut par le fameux :

Un jour tu sentiras peut-être

Le prix d’un cœur qui nous comprend,

Le bien qu’on trouve à le connaître,

Et ce qu’on souffre en le perdant.

la moitié de la classe était en larmes. En bon orateur, il accorda un silence à sa prestation ; silence entrecoupé de reniflements et de sanglots. Il laissa son public reprendre un peu ses esprits. Celui-ci enfin apaisé, il reprit :

— Je vois que mes leçons de poésie ont porté leurs fruits…

Quelques sourires.

— je vais maintenant ramasser vos devoirs. Je les lirai ce soir, mais je n’y mettrai pas de note. Je les garderai comme souvenir de vous. Peut-être qu’un jour, à la retraite, je les ferai parcourir à mes petits-enfants. Allez savoir ! Merci de votre attention et surtout n’oubliez pas : « Soyez toujours amoureux ! ».

Les copies rassemblées dans sa sacoche, il nous abandonna dans la salle. Évidemment, il avait aussi travaillé sa sortie.

***

Je suis retourné dans mon cerisier. J’ai d’abord pensé à Nathalie. Était-ce vraiment de l’amour que je ressentais pour elle ? Je réfléchis ensuite au dernier cours de Monsieur Borriaud. Alors c’était donc ainsi que finissait l’enfance ? Ce salaud avait fait de moi un adulte sans que je m’en rende compte. Et désormais c’était trop tard ! L’année prochaine le lycée, puis le bac, puis les études supérieures, puis le boulot, puis la mort… Je n’avais plus envie de croquer ces merveilleuses cerises ; et comme un écho à Musset, je songeais que plus jamais je ne serai insouciant.

***

Hier, ma tendre chérie est partie passer quelques jours chez sa sœur. Je me sens un peu seul dans notre appartement vide.

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[1] Voir Monsieur Borriaud – La suite

[2] Relisez donc Baudelaire.

[3] Voir Monsieur Borriaud – La suite

[4] Voir Monsieur Borriaud – La suite

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par Anders Noren.

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