Une leçon d’économie ?
« L’Economie est très utile pour fournir un travail aux économistes.»
John Kenneth Galbraith
– Tu ressembles de plus en plus à ta grand-mère Christian !
– Merci. Tu sais, c’était une Sainte-Femme. Alors laisse-là reposer en paix !
– Oui je sais. J’adorais ta grand-mère et je ne te parle même pas de ses tartes aux pommes. Elles me manquent… Je veux dire ta grand-mère ET ses tartes aux pommes.
– Bon, alors, ils en sont où Marc et Paul ? Il est bientôt neuf heures et quart.
– Ne sois pas si impatient et sers nous plutôt un café s’il te plaît ! Il vient de finir de couler.
Je m’assois. Christian au mieux de sa forme porte une robe de chambre en soie verte décorée de paons et de canards mandarins. Sur sa tête des bigoudis bleus savamment disposés sont retenus pas un filet rose. Suave, il allume une Dunhill et en teinte le filtre de son rouge à lèvres fraise écrasée.
– C’est quoi l’ordre du jour, me demande-t-il ?
Je porte le café brulant à ma bouche et bois une gorgée ; la chaleur se répand dans ma poitrine. Je réponds :
– Le sujet c’est « Mort aux Ricains ! ».
– Mort aux Ricains ?
– J’ai promis à Marc que nous allions rayer le capitalisme de la carte.
– J’aime beaucoup ! Comment comptes-tu t’y prendre ?
– C’est bien là le problème, je n’ai pas le début de la moindre idée. D’où cette réunion avec toi. Après tout, tu es l’économiste de la bande, tu devrais pouvoir nous donner des pistes.
Christian rit, ça fait un bail que je ne l’ai pas vu se marrer ainsi, il s’étouffe de rire.
– C’est donc si drôle ?
– Évidemment ! Tu crois vraiment que quatre pauvres cloches comme nous vont réussir à renverser le système, tout bon économiste que je sois ?
– J’aimerais bien, d’autant plus qu’outre Marc, Paul et les lecteurs doivent commencer à s’impatienter. On est au chapitre 5, et il ne s’est toujours rien passé, merde !
– Tu me surestimes Ray. Il est vrai que je suis un excellent économiste mais tu sais très bien que l’économie sert essentiellement à donner du travail aux économistes. Tu n’as pas lu la citation au début du chapitre que tu es en train d’écrire ?
Je souris. Les autres en profitent pour débarquer.
– J’ai roulé une douzaine de joints, comme ça on est tranquilles pour la journée.
– Putain Paul ! On ne va peut-être pas s’y mettre tout de suite…
– J’ai apporté un pack de 24 binouzes, ça fait 6 chacun. On devrait pouvoir tenir la matinée, suggère Marc en en décapsulant une.
– Mais, il est neuf heures, ce n’est pas un peu tôt…
– Tais-toi et fume !
– Tais-toi et bois !
Je me retrouve avec une cannette dans la main gauche et un pétard dans la main droite alors que nous n’avons même pas commencé à réfléchir. Ça démarre mal. J’essaye de prendre le contrôle du débat :
– Soyons un peu sérieux, si nous sommes réunis ce soir, euh je veux dire ce matin, c’est pour éradiquer le capitalisme qui détruit nos vies aussi sûrement que…
– Pourquoi dis-tu que le capitalisme détruit nos vies, demande Christian ?
Au lieu de lui répondre, je me saisis de mon smartphone et lui poste des liens vers les chapitres précédents.
Le doigt invisible – Chapitre 01
Le doigt invisible – Chapitre 02
Le doigt invisible – Chapitre 03
Le doigt invisible – Chapitre 04
– Ah d’accord, s’exclame-t-il au bout d’un moment. Tu peux continuer Ray.
– Nous sommes ici pour définir une stratégie, une roadmap et des milestones pour y parvenir.
– Euh, tu peux parler en français s’il te plaît, me supplie Marc ? Tu sais moi, tous ces trucs de British, j’y entrave que dalle.
– Comprends roadmap comme feuille de route et milestones comme jalons. C’est bon, maintenant que j’ai donné l’ordre du jour, on peut y aller ?
Constructif Christian suggère :
– Je propose qu’on définisse d’abord ce qu’est le capitalisme : connaître l’ennemi en quelque sorte. Ensuite, on pourrait faire un petit détour pour expliquer ce qu’est le travail et quelle est sa valeur, enfin pour conclure, on pourrait essayer de déterminer les principaux leviers à notre disposition pour faire bouger les lignes.
Paul ouvre son laptop :
– OK Christian. Je prends des notes. Vas-y dis nous ce qu’est le capitalisme.
– Tout d’abord, il ne faut pas dire « le » capitalisme, mais « les » capitalismes !
– Ah bon, le stoppe Marc ?
– Oui et c’est très simple à constater. Prenons la France et les États-Unis, ce sont bien deux pays capitalistes et pourtant on voit bien que ce sont deux régimes politiques complètement différents.
– Oui, ça paraît évident mais tu peux développer ?
– C’est très simple. La différence se mesure par la place relative de l’individu face au collectif d’une part, par le niveau d’intervention de l’État dans les systèmes de production et dans la redistribution des richesses, d’autre part. À l’extrême, une bonne représentation du capitalisme pourrait être le Monopoly…
– Oui, et on sait tous très bien comment se finissent les parties de Monopoly, l’interrompt Marc. La richesse se concentre très vite sur un seul joueur et les autres n’ont rapidement plus d’autres choix que d’hypothéquer leurs biens pour continuer à jouer ; et, sauf retournement de situation peu probable sur quelques coups de dés, les « pauvres » du début de partie vont très vite être exclus du jeu.
– Je déteste le Monopoly, je perds tout le temps ; mais le gros avantage du jeu par rapport à la vraie vie c’est qu’à tout moment tu peux quitter la table ou envoyer valdinguer le plateau, propose Paul.
– C’est vrai, reprend Christian. Et malheureusement, à propos de la vraie vie, c’est bien une configuration de partie de Monopoly qui est en train de se dessiner. La richesse se concentre sur quelques personnes qui ont tellement d’argent qu’il faudrait plusieurs vies pour le compter ; et le pire c’est que le phénomène s’accélère. Les riches le deviennent de plus en plus…
– J’ai lu que la moitié de la population du Monde ne détient que 0,5 % de la richesse totale.
– Oui, c’est vrai Marc, mais il faut bien dire que dans beaucoup de pays la majorité des habitants n’a absolument aucun patrimoine, même pas une trottinette.
– Et le travail, proposé-je ?
– J’avais tellement plus à dire avec mon image du Monopoly…
– Bon OK, mais avançons, concédé-je.
– Imaginons maintenant qu’il y ait un arbitre dans ta partie de Monopoly. Il est là pour veiller à ce que chacun puisse continuer à jouer la partie. Pour y parvenir, il redistribue la richesse de ceux qui gagnent – impôt – et prélève une dîme sur chacune des transactions du jeu – impôt. On le comprend bien, si notre arbitre fait en sorte en fixant le niveau de ses taxes que chacun à chaque tour ait le même revenu et confisque tout le patrimoine, on passe instantanément d’un régime capitaliste sans arbitre à un régime ultra-égalitaire du Monopoly.
– Oui mais alors à quoi ça sert de jouer si personne ne gagne, ne puis-je m’empêcher ?
– Tu imagines vraiment que c’est important de gagner en économie ? Imagine le super-winner qui a réussi à siphonner toute la richesse du Monde ? Qui va donc lui acheter ses i-phones ? On ne peut pas jouer à l’Économy tout seul. Ensuite, pour répondre à ta question, Paul a déjà donné la réponse : que tu aies envie ou non de jouer, on s’en fout. Tu ne peux pas quitter la table, même si tu deviens SDF, tu es toujours dans la partie. Seule la Mort, une fois que tes droits de succession auront été acquittés, te délivrera du jeu économique. Enfin façon de parler…
– Bon OK, assure Paul ! J’ai noté l’essentiel de cet échange, qui, quitte à paraître un brin pessimiste, ne nous fait pas avancer d’un millimètre vers notre cause. OK, on a défini le capitalisme comme une sorte de Monopoly où la présence d’un arbitre – l’État – peut altérer la nature du jeu, plus ou moins, suivant son niveau d’intervention ; mais on fait quoi de tout ça pour faire avancer l’action ?
– Je crois que tu as raison Paul, accordé-je ; mais bon, on verra bien ce qu’il faut tirer de tout ça : le capitalisme définit la règle d’un jeu auquel quoiqu’on fasse on est obligé de jouer. Peut-être peut-on altérer ces règles ? Christian, on enchaîne sur le boulot ?
– Mon explication était loin d’être finie.
– Oui, mais bon je crois qu’avec les pétards et la bière, on est déjà au maximum de ce qu’on peut absorber, proteste Marc. Je veux dire au niveau de la leçon d’économie, sourit-il en décapsulant une nouvelle bière.
Je lui fais signe d’y aller mollo. Christian poursuit :
– J’embraye, comme demandé, sur le taf qui avec le capital, je le rappelle au passage, est une des variables essentielles de l’économie. Donc, primo, le travail pour le travail est un préjugé moral, que nous ont inculqué nos dirigeants successifs pour mieux nous asservir. J’en veux pour preuve qu’il n’est pas du tout mal vu de vivre de ses rentes ou d’être une femme entretenue dans la « Haute Société ». Le travail est donc un truc pour les pauvres cons comme nous…
– Je n’avais jamais vu les choses de cette façon, mais maintenant que tu le dis… En même temps, comme dirait notre Président, il faut bien bouffer, et jusqu’à la preuve du contraire, à part le boulot…
– C’est bien là que tu te trompes ! Il n’est quasiment plus nécessaire de travailler pour bouffer. Toutes les chaînes de production sont ou seront bientôt automatisées. Partout la surproduction. Le seul sujet est encore une fois le partage…
– Mais là c’est la théorie, il faut bien que je paye à la caisse du Carrefour Market[1], non ?
– Bon les mecs ! Vous m’emmerdez, s’emporte Paul. Si au lieu de raconter des conneries, on faisait un blog ? Un blog où on partagerait nos idées avec d’autres, jusqu’à créer un mouvement qui nous…
– Un blog ?
– Un mouvement ?
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
J’avais, jusqu’à présent, rarement vu Paul aussi véhément, mais bon avec cette crise tout arrive. Nous le regardons sérieusement, conscients qu’il a vraiment quelque chose d’important à nous dire.
– Bon voilà ! Ca fait longtemps que je me dis qu’un site internet, un blog ou toute autre forme d’expression sur le web bien menée pourrait conduire l’humanité vers quelque chose de meilleur, à condition qu’on y amène du trafic et qu’on publie des choses qui intéressent et aident les gens.
– Comme quoi ?
– À quoi tu penses, Paul ?
– Je ne sais pas trop moi, à WikiLeaks ?
– WikiLeaks ?
– Oui, tu sais Julian Assange…
– Ça me revient ! Et comment tu veux qu’on monte un site comme ça. Tu possèdes des documents secrets qui pourraient faire peur à des États, à des multinationales ?
Je crois que c’est là que tout a basculé. Au moment où Christian prononce ces mots, je pense à toutes ces années à l’Internationale de Crédit, à tous ces fonds off-shore, tous ces montages défiscalisant et aussi à l’affaire Cradoff. Comme un crétin, je choisis justement cet instant pour ouvrir ma grande gueule :
– Moi, j’ai peut-être quelque chose à publier sur un site de ce genre !
– Ah oui et quoi donc ?
– Des éléments à charge sur le scandale Cradoff par exemple.
– Tu déconnes ?
– Non, pas du tout.
– Mais pourquoi tu ne nous en as jamais parlé. On est tes potes non ?
– Parce que vous ne m’avez jamais demandé pourquoi j’avais pris le plan social de ma banque ; enfin, je veux dire le Plan de Sauvegarde de l’Emploi. Le PSE. Quelle rigolade.
– Eh bien tu vas nous l’expliquer maintenant, on est tout ouïe !
– C’est un peu compliqué, vous voyez ; mais si vous insistez…
– Putain oui qu’on insiste, insiste Marc[2] en tendant une nouvelle bière à Paul.
Et là je leur étale tout. Ma brutale promotion qui me propulse patron des fonds alternatifs – hedge funds – de l’Internationale de Crédit. Les petits accommodements avec les concurrents, les dessous de table, les appels d’offre bidon, les rétrocessions à des intermédiaires pourris, les arrangements avec les services de risque de la banque, les voyages à Luxembourg, les due diligences biaisées…
– Euh, c’est quoi des due diligences biaisées ?
– Tu vois Marc, avant d’engager des capitaux dans un fonds – ou ailleurs – on procède à une enquête. On envoie des gentils messieurs avec des cravates rendre visite pendant quelques jours aux gentils dirigeants sans cravate dudit fonds. Ils leur posent plein de questions du style : « C’est quoi votre CV ? », « C’est quoi vos références ? », « C’est quoi votre méthode pour gérer le pognon ? ». Après ils vont se faire une bonne bouffe, se tapent dans le dos, se disent qu’ils sont tous bien sympas et se roulent des pelles tellement ils sont heureux. Quand tu vois les commissions en jeu, tu m’étonnes qu’ils s’auto-congratulent. C’est ça qu’on appelle une due diligence.
– C’est vraiment comme ça que ça se passe ?
– Je grossis un peu le trait mais dans l’esprit c’est un peu ça. Tant qu’on joue avec le pognon des autres, prendre des risques devient acceptable si le bonus – lié à la commission obtenue – qui va venir gonfler son propre compte en banque en vaut la peine. C’est pour cette raison que je disais due diligence « biaisée ».
– Bon, d’accord, mais tu as vraiment des documents compromettants sur l’affaire Cradoff ?
– Oui. C’était pour me protéger au cas où ces bâtards de l’Internationale de Crédit m’auraient cherché des poux pour me faire porter le chapeau pour les 2 milliards perdus quand ça a pété.
– 2 milliards d’Euros, s’étonne Marc ?
– 2 milliards de Dollars ; mais à ce niveau de perte, ça ne change pas grand chose.
– Pourquoi tu ne les as pas balancés, s’étonne aussi Christian ?
– Tu as vu ce qui arrive aux lanceurs d’alerte ? On parlait de Julian Assange tout à l’heure, regarde ce qu’il est devenu ! Enfermé comme un gland à l’Ambassade d’Équateur à Londres depuis 2012. Tu parles d’une vie ! Ces documents, c’était juste une assurance au cas où les choses tourneraient mal. Ces gens sont puissants.
– Dans ce cas-là, pourquoi veux-tu qu’on publie les documents maintenant ?
– Avant d’en prendre la porte, je me suis constitué une vraie bibliothèque à charge contre mon ex-banque ; je dis une bibliothèque car il est vrai que le merdier Cradoff a eu un retentissement énorme sur le public, mais beaucoup d‘autres affaires, dont personne n’a entendu parler sont elles-aussi des scandales. La différence, c’est l’exposition médiatique et le montant de la perte, bien sûr. Je crois que je n’ai plus rien à foutre de tout ce cirque. Je ne pense pas que je retournerai un jour bosser dans la finance. Alors, tant qu’à faire, c’est peut-être bien le moment de tout balancer au public. On verra bien ce que ça donne.
– Dans ce cas-là, tu peux nous expliquer ce qui s’est passé pour le cas Cradoff ? Qu’on juge par nous-mêmes si cela vaut la peine de tout balancer au public, comme tu dis.
Je n’avais jamais raconté les détails, de cette histoire, même pas à Séverine ; et sur le moment je leur déballe tout. Ça me fait un bien fou de révéler ce secret. Encore un des tours de la saloperie d’herbe de Paul probablement.
– Il était quelque chose comme 5 heures du matin quand le téléphone a sonné. Je dormais. C’était mon boss. Il m’annonce qu’on a perdu 2 putains de milliards pendant que je pionçais. J’ai une demi-heure pour me pointer à son bureau. Évidemment je fonce. Je m’aperçois dans le taxi que je ne lui ai même pas demandé d’où venait cette perte. Un trader qui a pété les plombs sur les couvertures de change ? Un de nos produits à capital garanti indexé sur un nouveau LTCM[3] ? Je lui téléphone mais cet enfoiré ne daigne pas répondre. Je suis tellement abasourdi que pas un instant je ne pense à regarder les news sur mon smartphone alors que c’est la première chose que je fais généralement en me levant. Dans le hall, je n’ai pas à attendre bien longtemps l’ascenseur, il n’y a personne à cette heure. J’arrive au bureau de mon chef en nage. Même plus une chaise de libre, tellement il y a de clampins massés autour de lui. Il n’est pourtant que 5 heures 45 du matin, mais bon, 2 milliards… Je reconnais parmi les convives, le boss des activités de marché, le trésorier de la banque, la secrétaire générale, le directeur financier, le patron des risques et la pétasse de la communication qui malgré la saison et l’heure sub-matinale porte une mini-jupe, un chemisier court sans manche qui révèle le piercing de son nombril et des Louboutin aux talons de 15 centimètres – au moins. Son maquillage est parfait. On dirait qu’elle passe nous voir juste avant de sortir en boîte de nuit.
– Ça m’a tout l’air d’être une sacrée bonne femme ta communicante !
Je ne relève pas.
– Mon boss prend la parole : « La situation est simple. Le hedge fund de Cradoff a pété. C’était une gigantesque escroquerie. Le scandale éclabousse tout le monde. Il nous éclabousse nous aussi. A priori, on se prend 2 milliards dans les lunettes d’après la première estimation d’Emmanuel – notre patron des risques. Je veux savoir exactement ce qui s’est passé. Où-est-ce qu’on a merdé ? Je veux un premier rapport avant 8 heures ! Putain de bordel ! ». Je suis un peu décontenancé. Pour ma part, c’est la première fois que j’entends parler de Cradoff. On a déjà eu tellement d’emmerdes avec les faillites de hedge funds toute l’année que celui-là a dû passer inaperçu. Il n’a tout simplement pas affiché de mauvaises performances et est passé sous nos radars. Bref, obéissant aux ordres, je descends et m’installe devant mon PC et mes 8 écrans. Cela me fait une drôle de sensation d’être seul dans la salle de marchés : silence, obscurité, absence de vibration. Mon premier réflexe est de regarder sur le répertoire où sont stockées les due diligences. Le classeur Cradoff date d’il y a plus de 3 ans, bien avant ma promotion comme responsable de cette activité. C’est déjà ça. J’ouvre le fameux fichier. Tout commence très bien, l’équipe qui s’est rendue à Spokane, dans les bureaux de Cradoff, a bien fait son boulot. C’est clair et net. Dans l’esprit je vous relate leur conclusion. « Les performances du fonds Cradoff semblent trop belles pour être vraies. De notre avis, il s’agit d’une escroquerie, probablement du « front running ». Avis négatif : ne pas investir ! ». Ils n’avaient pas vraiment utilisé les termes escroquerie et front running mais dans l’idée c’était bien la signification de leur étude.
– C’est quoi « front running », demande Paul ?
– C’est une forme de délit d’initié qui consiste à utiliser les informations de tes clients pour faire du profit, en t’adossant à leurs ordres notamment. Tu peux regarder sur Wikipédia si tu veux plus de détails ou alors me le redemander entre la fin de ce chapitre et le commencement du suivant. Enfin bref, nos analystes s’étaient gourés sur la nature de l’escroquerie, mais pas sur le fait que c’en était une.
– Mais alors pourquoi ta banque a perdu du pognon, réclame Marc ?
– Je vous la fais courte. Réponse du management à la due diligence : « Il s’agit probablement d’une escroquerie, en effet, mais ne peut-on pas en croquer un peu nous aussi ? Finalement toute cette affaire a l’air des plus rentables, non ? ». Ce ne sont évidemment pas les mots exacts mais…
– Tu veux dire qu’ils savaient qu’il s’agissait d’une escroquerie et qu’ils y sont allés quand même ? Là je ne comprends pas, il va falloir que tu m’expliques.
– Ce n’est pourtant pas difficile à comprendre. Je te raconte la suite et tout va s’éclairer. Phase 1 : les enfoirés, dont mon boss qui joue les vierges effarouchées, couvrent leur gros cul – Le cabinet d’avocats d’affaires « Abercrombie, Schmuttbach & Jones » à Londres est consulté. Leur conclusion est qu’il est dangereux d’investir directement dans le fonds Cradoff. En effet, s’il s’agit d’une escroquerie et que celle-ci est révélée, la banque s’expose à un risque d’image très important qui peut l’amener à perdre beaucoup de clients. En revanche, il n’est pas déconseillé de travailler avec Cradoff de manière indirecte.
– Comment ça ?
– Phase 2 : les enfoirés font la transaction – Ils prêtent 2 milliards de dollars en 4 tranches à des fonds divers et variés qui sont investis à 100 % dans Cradoff. La garantie offerte pour ces prêts d’un montant total de 2 milliards est donc une partie du passif du fonds Cradoff. Vous me suivez ?
– Tu m’as perdu là, avoue Paul !
– C’est pourtant simple. Si tu achètes une baraque et qu’une banque te prête du fric, ta baraque c’est la garantie pour la banque, ça s’appelle une hypothèque. Si tu arrêtes de rembourser tes traites, on te saisit ta baraque OK ?
– OK !
– Bon, pour Cradoff c’est la même chose. Tu prêtes du fric à un mec pour qu’il achète du fonds Cradoff : ses garanties à lui sont des parts du fonds Cradoff. S’il arrête de rembourser ses traites tu lui saisis donc ses parts de fonds Cradoff. Tu vois où ça nous mène quand le fonds Cradoff fait faillite ?
– Ben le mec peut plus rembourser ses traites et la banque peut toujours « saisir » la garantie sauf qu’elle ne vaut plus rien.
– Exactement. Mais à l’initiation de la phase 2, le fonds Cradoff se porte comme jamais. Alors on prête allégrement 2 milliards à des fonds investis à 100 % dans Cradoff, en dépit des avertissements des mecs qui ont fait la due diligence. Il va de soi que le taux du prêt est bien au-delà de ce qu’on pourrait qualifier d’usuraire ; ce qui veut dire, en d’autres termes, que ça va rapporter une fortune à la banque et des bonus à l’avenant pour ceux qui ont monté l’opération ; autrement dit les enfoirés dont Thierry Chamilion mon boss. Phase 3 : comme on est des Pieds Nickelés ont souscrit tout de même une assurance contre l’escroquerie pour un montant de 2 milliards de dollars auprès de ses amis du groupe Marechali. Et voilà tout est couvert.
– Comment ça ?
– Phase 4 : on attend. Le temps passe et on a fait une tellement bonne année que le bonus est énorme ; un peu plus tard, le scandale éclate et la banque licencie. Les enfoirés se portent tous volontaires pour prendre le plan social[4] qui en découle et qui comme vous pouvez vous en douter est fortement avantageux.
– Donc, résume Paul, si je fais le bilan, tes mecs ont fait une très juteuse opération pour la banque en sachant que c’était une escroquerie, pour cela on leur donne un gros bonus et dès que ça pue ils se barrent et touchent encore un gros chèque. C’est gagnant sur tous les tableaux.
– Et, cerise sur le gâteau, j’imagine qu’ils ont droit au chômage, ajoute Marc.
– Oui Marc, tu as raison.
– Et on parle de quelle somme ?
– Plusieurs millions d’Euros pour chacun des enfoirés. Je rappelle que Cradoff n’était qu’une des opérations, ils en ont initié des centaines d’autres au fil des années.
– Et tu dis que tu as des documents qui prouvent tout ce que tu viens de nous raconter.
– Oui ! Tout ! Les noms, les dates, le montant des commissions…
– On les publie alors, interroge Paul ?
– Je dois passer chez moi les chercher, mais d’accord sur le principe. Je propose qu’on s’organise de la manière suivante. Les dossiers sont constitués de documents papier. Il était impossible de sortir quoique ce soit au format électronique de l’Internationale de Crédit. Il va donc falloir les scanner. Marc c’est dans tes cordes ? Paul il est évident que la conception du site te revient. Christian et moi on écrira les textes qui accompagneront les scans. Ça vous convient ?
Hochements de têtes.
– C’est bien joli tout ça mais on l’appelle comment notre site ?
– Les justiciers du 15ème !
– Mort au Ricains !
– Enfoirés !
– Ça doit déjà être pris à mon avis.
– La Main Invisible, souffle Christian.
– Comment ça « La Main Invisible » ?
– C’est une expression inventée par l’économiste Adam Smith au XVIIIème siècle, le papa du libéralisme. Les interprétations de cette formule sont multiples et posent débat au sein de la communauté des économistes. Pour ma part, je la comprends comme un élément un peu surnaturel qui ferait que les intérêts individuels des uns, par son truchement, iraient dans le sens des intérêts de la communauté tout entière. L’harmonie quoi.
– Ca me paraît un peu académique pour notre site, non ?
– Que diriez-vous du Doigt Invisible ?
Marc sourit, très content de sa petite trouvaille. On se regarde un instant. On se connaît assez pour constater qu’il y a consensus.
– Va pour le Doigt Invisible alors !
[1] Je tente aussi Carrefour…
[2] Quel talent (bis) !
[3] Long Term Capital Management : hedge fund dont la faillite faillit faire tomber le système financier international en 1998.
[4] Oui, je sais on dit un Plan de Sauvegarde de l’Emploi : cache-misère.
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