LE CHEMIN DE LA MER – Chapitre 05 (1/2)

Romary a grandi

(première partie)

Résumé : Clorinde et Onésime Brunon, un riche couple d’industriels de Port des Dauphins ne peut concevoir d’enfant. Par l’entremise d’Artus, le frère d’Onésime, ils adoptent dans le plus grand secret, un nouveau-né qu’ils décident de nommer Romary.

Clorinde Brunon était la plus heureuse des femmes. Dans une semaine, son fils adoré, Romary, allait fêter ses treize ans. A cet âge les enfants du Royaume devenaient des citoyens à part entière. Dès son anniversaire, on était considéré comme un adulte et, garçon ou fille, il était temps de choisir un métier.

Un peu nostalgique, elle se remémorait tout le bonheur que son fils adoptif lui avait offert. Sa première dent, ses premiers pas, ses premiers mots… A présent il s’était transformé en homme, il était devenu si grand, si fort. Dernièrement un petit duvet était né sur ses lèvres…

— Le temps file si vite, pensa-t-elle.

Souriante, elle se rendait au Temple pour gérer les derniers préparatifs de la cérémonie de passage à l’âge adulte de Romary. Elle souhaitait que tout soit parfait et que la fête soit inoubliable pour les quelque 700 invités – tous ceux qui comptaient à Port des Dauphins. Elle désirait ardemment que tous partagent sa joie immense d’avoir donné un si bel héritier à son mari ; seuls son époux, son beau-frère et le Grand-Prêtre de Tarman savaient que Romary n’était pas vraiment son enfant. Ces treize années merveilleuses à élever son petit Prince, comme elle l’appelait, l’avaient quasiment rendue amnésique à ce sujet. Elle voyait pour lui un avenir radieux. Son Romary reprendrait les rênes de l’empire familial de custodes, elle lui trouverait une riche héritière ou une jeune femme de la Noblesse qu’il épouserait en justes noces. Elle apprendrait à sa femme comment elle devait s’occuper de Romary pour qu’il ne manque jamais de rien, pour qu’il soit toujours heureux. Bien entendu, sa future épouse lui donnerait beaucoup de petits anges, elle y veillerait. Elle serait une merveilleuse grand-mère et elle aiderait sa bru à élever ses petits-enfants dans le respect et la morale de Tarman. Elle ferait de son fils un homme encore plus heureux et puissant qu’Onésime son père, elle y veillerait personnellement.

Clorinde avait convenu avec le Grand-Prêtre d’un rendez-vous aux alentours de 14 heures. A eux se joindraient aussi le traiteur, le caviste, la fleuriste et le décorateur. Elle était si impatiente qu’elle se rendit compte en regardant le soleil qu’elle avait bien une heure d’avance. D’un pas décidé, elle rentra tout de même dans le Temple. Elle alluma un bâtonnet d’encens en offrande à Tarman puis dans le chœur du Temple s’agenouilla devant la statue du Dieu pour remercier et prier. Dans le silence frais du Sanctuaire, elle se prit encore à rêver de l’avenir brillant de Romary quand elle fut interrompue.

— Bonjour à vous Clorinde Brunon ! Que Tarman vous donne la Paix ! N’avions-nous pas dit 14 heures ? s’enquit le Grand-Prêtre.

— Bonjour Monseigneur ! Que la Paix de Tarman soit avec vous ! répondit Clorinde. J’étais si impatiente que j’ai bien peur d’être très en avance ; mais ne vous occupez pas de moi, je vais patienter en attendant l’heure dite.

— Pas question Madame ! Venez-donc plutôt dans mon cabinet, j’aimerais vous entretenir d’un sujet qui me tient à cœur. C’est à propos de la construction de notre école.

— Avec grand plaisir Monseigneur, je vous suis.

Il l’escorta jusqu’au déambulatoire et comme à son habitude, le Grand-Prêtre ayant soulevé la tapisserie chamarrée qui cachait la porte en bois ouvragée, lui fit signe d’entrer. Ils s’installèrent dans les fauteuils tapissés de soie verte autour du bureau en chêne.

— Voyez-vous, Dame Brunon, votre contribution à la construction de notre école, de notre séminaire devrais-je dire, a été fort utile et sans elle, je suis sûr que les travaux n’auraient même pas démarré. Je voulais donc, au nom de Tarman, vous dire sincèrement merci.

— Tout cela est bien normal Monseigneur. Tout bon croyant en aurait fait autant.

— Je tiens tout de même à vous témoigner l’immense gratitude de Tarman. Je ne vous rappelle pas à quel point l’édification de notre institution est importante pour Lui, c’est en son sein que seront formés les futurs Prêtres de notre Culte. Comme vous le savez sûrement les travaux seront bientôt finis. Au demeurant, si cela vous tente, une visite de l’établissement est organisée dans le courant du mois prochain. Très bientôt nous allons procéder à la sélection des meilleurs éléments du Royaume pour peupler les amphithéâtres de notre école. Tout se présente donc pour le mieux, mais nous avons encore à faire face à un nouvel obstacle : nous n’avons malheureusement pas trouvé les fonds nécessaires à l’achat du mobilier et des fournitures scolaires. C’est pourquoi je me per…

— Ne vous inquiétez pas pour si peu Monseigneur, je vais demander à Onésime, mon très cher compagnon de vous faire parvenir la somme nécessaire. De combien parle-t-on ?

— Le devis des menuisiers s’élève à environ 1 000 pièces d’or, celui des copistes pour les manuels scolaires à 725, enfin celui du papetier à 500.

— Ce sera fait dans la journée, je vous le promets, Monseigneur. Il serait dommage de faire attendre nos jeunes étudiants si avides d’apprendre.

— Tarman vous le rendra, à votre mari et à vous, Dame Clorinde, j’en suis sûr. En attendant, il est bientôt 14 heures. Il est temps de rejoindre nos amis les artisans. Je suis certain qu’avec l’énergie que vous placez dans l’organisation de la cérémonie – comme en tout – celle-ci sera une réussite et qu’on en parlera encore pendant longtemps à Port des Dauphins.

***

Onésime Brunon traversait une période de grâce. Les affaires ne s’étaient jamais aussi bien portées. Il faut dire que ses représentants avaient fait un excellent travail cette année. Ils avaient trouvé de nouveaux marchés, raccourci certains chemins de distribution, supprimant ainsi de nombreux intermédiaires, enfin ils avaient contribué à développer de nouvelles chaînes de production sur des produits exotiques pour servir notamment la clientèle de l’Est Profond. Ces produits pour la plupart inconnus dans le Royaume avaient aussi connu un énorme succès auprès des clientèles citadines, à Port des Dauphins, Makfik et surtout à Operdir, la Capitale. Assis à son bureau, il dégustait un plateau de fruits de mer qu’on venait de lui livrer. Un sentiment de plénitude illuminait son visage.

— Ma vie est magnifique, pensa-t-il. Mon travail me donne tellement de satisfactions. J’ai une épouse aimante, un fils en pleine forme qui me remplit de fierté. Que pourrais-je désirer de plus ?

Il avait annulé toutes ses réunions de l’après-midi et avait proposé à Romary de le rejoindre au bureau pour partager du temps ensemble. Onésime souhaitait lui montrer quelques ficelles du métier qui lui seraient bien utiles quand il serait à son tour aux commandes. Il avait demandé à Héribert, son trésorier, de venir les assister, car on ne pouvait pas parler sérieusement de commerce sans en considérer les aspects financiers. Les huîtres sur leur lit de glace pilée étaient fraîches du matin et admirablement succulentes. Il déplora qu’on ne puisse les conserver, les produits frais avaient un goût incomparable que même les meilleures custodes ne savaient égaler. Il se resservit un verre de vin blanc et demanda à ce qu’on débarrasse son assiette. Un serviteur en livrée entra discrètement, tendit un rince-doigts à Onésime, nettoya le plan de travail et repartit sans un mot les reliefs du repas de son maître bien disposés sur un plateau d’argent.

— Entre Héribert, je sais que tu es dans la salle d’attente, tonna Onésime pour être sûr que sa voix porterait au-delà de la lourde porte de son bureau.

Le trésorier, un petit homme chauve fit son entrée sous l’œil ravi de son patron.

— Alors, mon bon Héribert, les affaires ont été excellentes dernièrement. Parle-moi des placements que tu as imaginés pour notre excédent de trésorerie. Nous avons un petit moment avant l’arrivée de mon fils, autant le passer à parler de sujets qui font plaisir.

— Eh bien Cher Onésime, rien que de très habituel dans mes investissements. Je ferai abstraction, bien entendu, de la poche de liquidité que j’ai conservée à la banque pour régler nos affaires courantes, payer nos ouvriers et nos impôts. Hormis cela donc, nous parlons tout de même d’une somme effectivement exceptionnelle qui atteste de l’excellente santé de notre commerce : un peu plus de 15 millions de pièces d’or équivalent. Vous connaissez ma prudence proverbiale. J’ai acheté de la dette royale à un bon rendement pour l’essentiel, mais aussi dans le cadre de notre développement, j’ai pris d’importantes participations dans les sociétés de certains de nos fournisseurs, en premier lieu chez certains de nos transporteurs, mais aussi chez quelques sous-traitants qui battaient un peu de l’aile et dont j’ai pu acquérir les parts à un bon prix.

— De quels sous-traitants parle-t-on ?

— Certains des métallos qui produisent les contenants de nos custodes et un fabricant d’étiquette.

— Soit ! Peux-tu me donner un peu plus de détails sur le fonctionnement de ces participations, comme tu les appelles et me dire aussi ton estimation du rapport de nos investissements ?

— En prenant ces participations, c’est-à-dire en rachetant une partie de ces sociétés, une portion de la marge que dégagent nos fournisseurs sur leur propre activité – et qui se répercute donc sur la nôtre – nous sera rétrocédée au moment de la distribution des bénéfices. C’est donc pour nous une manière, vu que nous n’avons pas de concurrent direct, d’augmenter encore notre bénéfice commercial sur notre activité principale. Par ailleurs, rien ne nous empêche de négocier à la baisse les prix de ces fournisseurs particuliers pour les acculer à la banqueroute et s’emparer ainsi de leurs entreprises. Pour finir et puisque vous souhaitez une estimation du rendement de notre placement, le chiffre qui me vient à l’esprit s’élève à environ deux millions par an.

— Cela m’a l’air très bien. Que ferais-je sans toi mon bon Héribert ?

— Je ne vous cache pas toutefois qu’il peut y avoir un risque.

— Ah oui et lequel ? l’interrogea Onésime inquiet tout à coup.

— Je me permets de vous rappeler que nous sommes un des principaux créanciers du Royaume. On ne sait jamais, mais si le Trésor ne peut pas honorer sa dette, nous serions en très mauvaise posture.

— Tu veux dire que le bon Roi Alcar ne rembourserait pas ses engagements ? Tu plaisantes ?

Le trésorier savait très bien qu’Onésime ne comprenait absolument rien de ce qu’il lui expliquait et cela depuis toujours ; et cela l’arrangeait bien. Héribert savait qu’Onésime était avant tout un vendeur, il possédait ce génie-là, ce n’était pas contestable ; mais c’était réellement un très mauvais gestionnaire. Sa grande générosité attirait autour de lui un tas d’escrocs et de parasites. Heureusement qu’Héribert et d’autres hommes de confiance l’épaulaient en permanence, autrement l’entreprise de commercialisation des custodes aurait mis la clé sous la porte depuis longtemps. Le trésorier était quelqu’un de fort honnête et de surcroît loyal, il respectait son patron. Pourtant par hasard, alors qu’il cherchait un document sur le bureau en désordre d’Onésime, il était tombé sur la comptabilité personnelle du couple Brunon. Curieux il s’était autorisé à y jeter un œil rapide et avait découvert, ébahi, les montants extravagants qu’ils versaient de manière régulière au Temple de Tarman. C’était de la folie pure, d’autant plus que ce Culte ne donnait pas particulièrement dans la charité. Il s’était mis à imaginer tout le bien qu’on aurait pu faire avec de telles sommes et décida, de prélever de temps en temps quelques pièces d’or pour aider les miséreux ; discrètement bien sûr. Il connaissait, pour y avoir passé une partie de son enfance, un orphelinat non loin du port de pêche, tenu par des Moines childériciens. La nuit, il n’était donc pas rare de le voir passer sur le front de Mer, profitant de la relative obscurité pour aller déposer un don dans le tronc à l’entrée de l’orphelinat. Il n’alla jamais plus loin, car on l’a dit l’homme était honnête. Aussi, quand son oncle lui demanda de se porter à son secours car son entreprise périclitait, il avait longtemps hésité ; puis sachant que cela ne se verrait pas, il consomma une part infime de l’excédent de trésorerie de l’activité florissante des custodes pour renflouer les caisses du frère de son père. Il avait pris un gros risque car si Tonton ne redressait pas la barre, cela allait se voir dans les chiffres. Il pourrait toujours, si cela était nécessaire, utiliser le levier d’intensifier de manière artificielle les commandes passées à son oncle ou bien augmenter son prix de facturation. Ce n’était pas les moyens qui manquaient. Des moyens dangereux, certes mais très peu décelable ; une goutte d’eau dans un océan ; de plus son patron ne comprenait rien aux chiffres.

— Vous avez raison, Onésime, je suis stupide parfois. Le bon Roi Alcar ne fait jamais défaut.

***

En attendant le rendez-vous avec son père, Romary avait trouvé un nouveau moyen de s’amuser : faire tourner en bourrique son nouveau professeur particulier de maintien. Il faut dire qu’il trouvait tous les cours qu’on lui dispensait tellement ennuyeux ; mais qu’y faire, sa mère ne rêvait que de le voir évoluer dans la Haute Société. Ainsi elle lui imposait des leçons de maintien, mais aussi de danse, de musique, de chant, de préséance, d’étiquette, d’élégance, d’héraldique, de rhétorique, de comportement et de bonnes manières. Autant de précepteurs coûtaient une fortune. S’y rajoutaient les professeurs particuliers d’histoire, de géographie, de mathématiques, de philosophie et de gestion des affaires ; sachant que Clorinde ne voulait que les meilleurs enseignants pour éduquer son fils, la somme dévolue à l’instruction de Romary était proprement astronomique. Cela était sans conséquence sur le train de vie des Brunon, vu leur immense fortune, mais ce qu’ignoraient ses parents c’est que leur précieux rejeton était un cancre. Romary était bien loin d’être stupide mais il était dissipé, inattentif et insolent avec ses professeurs. Il se moquait bien de ce qu’on lui enseignait, il faisait le pitre, il refusait d’obéir, il menaçait ses tuteurs de renvoi. En conclusion il n’apprenait rien et faisait le désespoir des meilleurs éducateurs du Royaume. La seule matière qui avait quelque grâce à ses yeux était le catéchisme. Le Grand-Prêtre avait tenu à être celui qui l’initie à la bonne parole de Tarman. Fait amusant s’il en est, car la seule matière pour laquelle Romary avait de l’intérêt était celle qui ne coûtait rien à ses parents.

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par Anders Noren.

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