LE CHEMIN DE LA MER – Chapitre 05 (2/2)

Romary a grandi

(fin)

Résumé : le fils adoptif de Clorinde et Onésime Brunon, Romary, va bientôt fêter ses 13 ans et donc célébrer, comme cela est la tradition dans le Royaume, le rite de son passage à l’âge adulte.

Ses professeurs, mis à part le Grand-Prêtre, donc, étaient bien impuissants face à ce gosse insupportable mais ils se gardaient bien d’avertir sa mère par peur de représailles : la paye était bonne et ils n’avaient pas envie de se passer d’une telle manne.

Romary ne trouvait grâce aux yeux d’aucun des enseignants et chacun sachant que c’était un principe général se sentait moins seul face à ce petit monstre. Il s’était alors installé une sorte de loi du silence autour du gamin. Certains parfois, s’en allaient, épuisés des farces et des moqueries incessantes de l’enfant gâté, comme ils l’appelaient entre eux. Ils étaient bien vite remplacés par des plus « frais », qui faisaient ce qu’ils pouvaient un temps, puis résignés rejoignaient l’omerta. Son père trop occupé par ses affaires n’était averti des progrès de son fils qu’à travers ce que lui en apprenait sa femme. Clorinde quant à elle ne suivait l’évolution du niveau d’instruction de son fils qu’à partir de ce que lui en disaient ses éducateurs ; et de ce point de vue, il y avait consensus. Ils ne tarissaient pas d’éloge sur le charmant garçon. Il était brillant, appliqué, attentif, soigneux… Chacun y allait de son petit couplet, félicitant Clorinde d’avoir réussi à mettre au Monde un si merveilleux spécimen d’humanité. Orgueilleuse, comme toujours lorsqu’il s’agissait de son fils, elle rosissait et ne trouvait à dire que quelques platitudes comme : « Oui, son père et moi sommes tellement fiers. » ou encore : « Déjà tout petit il nous impressionnait. ». Les professeurs riaient dans son dos, c’était pour eux une forme de vengeance, un exutoire à leur propre hypocrisie. Le plus étonnant était qu’aucun ne vendait jamais la mèche.

— Bien, écoutez et regardez-moi attentivement Maître Romary.

Romary, en bas des marches, ricana. Le professeur de maintien avait une allure ridicule avec ses chaussures vertes à talonnettes. Il se tenait en haut de l’escalier du hall d’entrée du château, le bras gauche levé ; ses jambes maigres aux genoux cagneux tremblaient légèrement. Il parodiait le port altier qu’il était censé enseigner. C’était un vieux barbon outrancièrement maquillé, au dos voûté et à la perruque mal ajustée. Il aurait eu le plus grand mal à briller de sa prestance en société et était assurément le plus mauvais représentant de ce qu’il essayait d’inculquer à Romary.

— Vous devez descendre les escaliers en prenant soin de ne jamais regarder vos pieds, vous ne devez montrer aucun signe d’hésitation, garder la tête haute et le regard fixé sur la ligne d’horizon. Ne tenez surtout pas la rampe et montrez-le en soulevant ostensiblement le bras. Maintenant, regardez-moi opérer !

Le Maître de maintien descendit péniblement quelques marches.

— Bien Maître Romary, vous avez-vu ? A vous maintenant !

Romary rejoint le professeur en courant, faisant exprès de lui donner un coup d’épaule quand il parvint à sa hauteur. Le vieil homme, un instant déséquilibré, retrouva son assiette en se saisissant de la rampe à deux mains.

— Ce n’est pas bien de tenir la rampe. Vous n’avez donc aucune confiance en vous, s’esclaffa Romary. Ou alors ce sont vos guiboles qui ne suivent plus professeur.

Riant du bon tour qu’il venait de jouer à son formateur, il dégringola l’escalier en faisant claquer ses bottes sur chaque marche.

— Je vous en prie Maître Romary ! Un peu de discipline, sinon nous ne pourrons pas progresser.

Parodiant la démarche du vieillard, il prit le chemin de l’atrium et imitant sa voix chevrotante lui déclara :

— Le cours est fini ! J’ai un rendez-vous de la plus haute importance avec mon père ! Je dois donc me changer ! Vous pouvez disposer !

***

— J’ai discuté avec ton professeur de maintien en revenant du Temple, tantôt, déclara Clorinde. Il m’a annoncé que tu faisais énormément de progrès. Je suis très fière de toi. Tu sais c’est si important de bien se tenir. Pour la cérémonie de tes treize ans tu pourras montrer à tous les invités à quel point ton éducation est parfaite.

— Oui, Maman, ronronna Romary.

Il s’approcha d’elle, mimant l’enfant qu’il n’était plus et vint se blottir contre son sein – ce qui l’obligeait désormais à fléchir les jambes tant il avait grandi.

— Tu es mon petit prince tu sais. Tu as bien goûté ? Et ton rendez-vous avec ton père s’est-il bien passé ?

— Oui, Maman.

— Au fait j’oubliais, ton oncle Artus vient dîner avec nous ce soir.

Echappant à l’étreinte de sa mère, Romary sauta en hurlant de joie. Il adorait l’oncle Artus. À chaque fois qu’il passait, il lui rapportait des cadeaux merveilleux de ses voyages et Artus, lui, prenait le temps de jouer avec son neveu. Son père ne jouait jamais avec lui. C’était plutôt à Romary d’aller jouer avec son père, à la seule distraction qu’il connaissait : son commerce de custodes – comme cet après-midi.

— Mon cœur se remplit de joie à te voir si heureux. Il y aura d’autres invités, des contacts d’affaire de ton père. Tu seras bien sage. Allez ! Va vite te préparer pour le dîner.

— Oui Maman.

Au moment où Romary filait dans sa chambre, Onésime descendait de son bureau, sa journée de travail achevée, la mine réjouie. Clorinde déposa un baiser sur sa joue et lui demanda comme chaque soir :

— Alors comment s’est passée ta journée mon chéri ?

— Bien, bien ! Le petit est passé et j’ai pu lui montrer un ou deux aspects de ma charge. Il était ravi, posait beaucoup de questions, s’intéressait à tout, même aux élucubrations de mon trésorier. Tu imagines ?

— Il est curieux, il n’y a pas de mal à ça. De mon côté, je n’ai pas chômé. La préparation de la cérémonie avance à grands pas…

— Je suis sûr que tout ira pour le mieux l’interrompit-il. Puisque c’est toi qui t’occupes de l’organisation, il n’y a aucun doute là-dessus.

Onésime n’entendait rien à toutes ces histoires de logistique. Clorinde le savait et ne se vexa donc pas quand il lui tourna le dos pour aller se changer. Clorinde l’attrapa par la manche

— Attends Oné, j’ai oublié de te dire qu’il manque encore 2 000 pièces d’or au Grand-Prêtre pour achever le séminaire de Tarman.

— Je lui enverrai demain.

— Merci mon chéri, la somme exacte est de 2 225.

Pendant ce temps, devant le miroir de sa chambre, Romary, observait d’un œil critique la tenue qu’il avait choisie pour la soirée. Il se trouvait beau mais quelque chose clochait. La coupe de son costume impeccable mettait bien en valeur sa haute stature, les teintes en étaient harmonieuses, peut-être que l’ensemble manquait un peu d’aisance, de légèreté. Il opta pour un costume noir de jais qu’il n’avait jamais porté et enfila des chaussures noires à la mode d’Operdir.

— C’est beaucoup mieux songea-t-il. Plus sobre. Plus adulte.

Il sourit à sa silhouette dans le miroir.

— Très bien allons-y !

Il gagna bientôt le salon d’apparat où quelques invités ponctuels dégustaient des verres de vin doux en grignotant des canapés. Romary constata l’absence d’Artus, mais il était encore tôt. Il se dirigea vers son père qui le présenta à quelques convives dont Romary oublia les noms aussitôt que prononcés.

— Voici mon héritier, ce sera lui qui reprendra le navire quand j’aurai rejoint Tarman au sommet de la Montagne Sacrée. Romary dit bonjour à Monsieur Francony. Viens aussi saluer Monsieur Villebonne…

Romary obtempérait mais il avait du mal à dissimuler son impatience. Il chercha sa mère des yeux, s’excusa et d’un pas ferme alla la rejoindre.

— Maman, oncle Artus n’est pas encore arrivé ?

— Si justement le voilà !

Le jeune garçon l’apercevant, se rua vers lui à travers le salon sous le regard surpris voire agacé des invités.

— Voilà à peine un mois que je ne t’ai vu et tu es beaucoup plus grand que la dernière fois, s’exclama Artus en embrassant son neveu sur la joue. Tu n’arrêteras donc jamais ?

— Mon oncle je suis si heureux de vous voir. Racontez-moi vite vos dernières aventures, je vous en prie.

— Laisse-moi au moins le temps d’ôter mon pardessus.

— Bien sûr ! Tendez-le-moi je vais vous en débarrasser.

Romary se saisit bien vite du manteau de son oncle avant de le donner à un des serviteurs qui passait par là. Artus en profita pour se faire servir un verre de vin doux et disposa quelques amuse-gueules sur une délicate assiette en porcelaine probablement originaire de l’Est Profond.

— Viens, dit Artus à son neveu. Allons-nous asseoir dans un endroit tranquille.

Ils se rendirent de concert dans un coin un peu moins éclairé du salon, comme des conspirateurs et s’installèrent face à face autour d’un guéridon en bois ouvragé de belle tournure.

— Alors mon oncle, où êtes-vous allé cette fois ?

— Pas très loin en vérité, j’étais à Talerne, à l’est de Port du Bout sur les Terres Australes. J’avais un contact à rencontrer sur place. Ah, oui au fait ! Cela me fait penser que j’ai un petit cadeau pour toi.

Artus sortit de la poche de son pourpoint un petit objet rond. Sur son dos en or on pouvait discerner d’étranges gravures partiellement effacées, probablement une écriture, mais indéchiffrable. Sa face était un cristal si transparent qu’on le discernait à peine ; à travers celui-ci on voyait des chiffres peints en cercle et deux baguettes, une petite et une grande. Au sommet, juste au-dessus du chiffre 12 se trouvait une courte clé.

— Quelle est donc cette petite mécanique ?

— C’est un objet très ancien et l’orfèvre qui me l’a vendu m’a dit que cela s’appelle une montre, précisa Artus.

— Une montre ? Et cela sert à quoi au juste ?

— A savoir l’heure qu’il est sans avoir à regarder le soleil. La mesure en est beaucoup plus précise. Tu vois, là, par exemple il est 19 heures 45.

— Par quelle Magie ?

— Pas de Magie là-dedans, juste quelques minuscules dispositifs, ressorts dérisoires et menues roues dentées. En revanche plus personne ne sait de nos jours comment fabriquer de telles miniatures. Le secret s’en est perdu dans les replis du temps. Il est même étonnant que cette montre fonctionne encore. Tiens, prends-la, elle est pour toi.

— Merci infiniment mon Oncle, remercia Romary un sourire enthousiaste sur le visage. Votre cadeau me plaît beaucoup.

— De rien, Romary ! Tu sais bien que tu es mon neveu préféré. Tu n’as rien en commun avec tes cousins, si rustres, si peu intéressants et si mal élevés. Je suis convaincu que tu es le seul à savoir apprécier ce présent à sa juste valeur. Tu es quelqu’un de spécial, tu mérites donc des cadeaux spéciaux.

— Vous êtes quelqu’un de spécial vous aussi, mon oncle préféré. A chacun de vos voyages, vous avez toujours une attention pour moi. Comme ce scarabée métallique que vous m’avez offert la dernière fois et qui trottine sur ses petites pattes ; ou comme cette montre aujourd’hui. J’en prendrai soin, je vous le promets ; je la porterai sans cesse sur moi et je penserai à vous à chaque fois que je regarderai l’heure. Comment fait-on d’ailleurs ?

— Tout d’abord, chaque soir tu dois la remonter en tournant la petite clé. Cela permet de retendre le ressort. Ensuite c’est très simple, le joaillier m’a expliqué.

Artus apprit donc à Romary à lire l’heure ce soir-là. Ensuite, il lui raconta en détail son voyage dans les Terres Australes puis ils débattirent longtemps des projets de l’adolescent. Artus l’assura de son soutien quels que soient ses choix pour l’avenir. L’adolescent lui avoua les problèmes qu’il rencontrait pour étudier sérieusement les matières qu’on lui enseignait. Son oncle lui garantit qu’avec sa fortune cela n’avait guère d’importance. Ils discutèrent enfin avec animation de la cérémonie prochaine de son passage à l’âge adulte. L’heure de passer à table arriva vite et ils se trouvèrent séparés pendant le repas. Romary en fut un peu contrarié ; toutefois le sentiment de pouvoir compter Artus comme ami le remplissait de fierté tant il avait d’admiration pour son oncle. Un interlocuteur adulte qui s’intéressait réellement à ses opinions, qui le prenait au sérieux, avait une valeur immense aux yeux de l’adolescent. Son oncle lui donnait la sensation qu’il était effectivement prêt à plonger dans sa vie d’homme, d’avoir confiance en son jugement. Évoquant ces pensées agréables, Romary prit son dîner en silence quand enfin son père l’autorisa à rejoindre sa chambre après avoir salué leurs hôtes.

***

Suite à ce dîner, Artus vint revoir son neveu tous les soirs. Depuis qu’il avait ramené l’orphelin aux Brunon, il était toujours le bienvenu au château ; cet épisode avait resserré les liens familiaux. Ses parents savaient à quel point leur fils aimait son oncle et ne furent donc pas surpris de le voir débarquer aussi fréquemment. Le temps filait et la cérémonie approchait à grands pas, ils comprirent que l’adolescent se posait des questions et devait sûrement avoir besoin de conseils ; ils ne virent donc aucune objection à formuler d’autant plus qu’Onésime était toujours très pris par son travail et que Clorinde, quant à elle, se donnait un mal de chien pour que tout soit parfait pour la cérémonie. Ils furent donc heureux de l’aide que leur apportait Artus pour rassurer leur rejeton.

A chaque veillée, oubliant souvent l’heure, oncle et neveu dialoguèrent à bâtons rompus. Ils abordèrent d’abord des sujets légers, les voyages, l’aventure, les merveilles du Monde ; puis le ton se fit plus grave et les ramena à des sujets plus sérieux, l’argent, le pouvoir, la politique. Enfin, plus la cérémonie approchait, plus les préoccupations de Romary étaient pesantes. Les échanges tournèrent autour du sens de la Vie, la maladie, la Mort.

— Je me sens vraiment comme un étranger dans cette maison. Mon père est si lointain.

Artus tressaillit à cette assertion.

— Ne sois pas idiot, ton père t’adore, il est juste très occupé par son travail. Pour ce qui est de ta mère, son sentiment pour toi est indescriptiblement plus fort, elle te chérit au-delà tout.

— C’est bien cela qui m’inquiète. Son amour a quelque chose de surhumain. Elle semble bien trop attachée à moi pour une simple mère. A chaque fois qu’elle ne me trouve pas immédiatement, même à mon âge, elle se met à paniquer et elle fond en larmes dès qu’elle m’a retrouvé. Tout se passe comme si elle avait déjà perdu un enfant avant moi ?

Artus se dit que Romary était bien perspicace pour un enfant de son âge. Il était bien trop tôt pour lui annoncer la vérité – il fallait attendre la Mort d’Onésime pour le moins -, et il préféra mentir :

— Je ne sais pas, je ne crois pas en fait. Pourquoi ne lui demandes-tu pas ?

— Je n’oserais jamais. Si je me trompe, elle va penser que je remue de bien drôles d’idées, si j’ai raison, je risque de rouvrir une plaie mal fermée. En outre, si mon intuition est juste, elle pourrait penser que quelqu’un qui est dans le secret a vendu la mèche.

— Tu as raison, mieux vaut ne rien dire. Quand je t’entends parler parfois, j’ai l’impression que tu es malheureux. Cela t’effraie-t-il tant de devenir un adulte ?

— Ce qui m’effraie, c’est de devoir choisir un métier. Cela ne fait aucun doute, pour mon père et ma mère : je vais choisir un travail dans le commerce des custodes, aux ordres de mon père, pour être prêt le jour de sa Mort à reprendre les commandes de l’entreprise.

— Et ça ne te plaît pas, s’enquit Artus ?

— Ce n’est pas cela, mais je déteste avoir le sentiment que ma vie est toute tracée, que je vais devenir comme mon père, toujours à travailler, pour gagner toujours plus d’or…

— Tu sais, on n’a qu’une vie Romary, tu peux toujours choisir une autre voie.

— Cela tuerait mes parents, jamais je ne pourrai, le contredit l’adolescent.

— Cela ne les tuera pas, je t’assure. Ils seront malheureux un instant, mais s’ils voient que tu t’épanouis dans ta nouvelle vie, ils n’y penseront plus. Qu’est-ce que tu aimerais faire plus tard ?

— Je souhaiterais devenir Prêtre de Tarman, répondit Romary sans hésitation. Je suis très intéressé par le Catéchisme ; et très bientôt, un Séminaire va ouvrir à Port des Dauphins. Je voudrais y rentrer.

— Un sacré projet, si tu es sûr de toi…

— Comment voulez-vous que je sois sûr de moi, mon Oncle ? Je n’ai même pas treize ans !

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par Anders Noren.

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