LE CHEMIN DE LA MER – Chapitre 06 (1/2)

Une escapade nocturne

(première partie)

Résumé : Noir et Blanc deux enfants mercenaires ont été loués par Achraf Ammar, leur Maître, à un mystérieux émissaire. Leur mission : dérober un coffre de petite taille, extrêmement précieux, caché dans une salle forte protégée par au moins dix gardes au plus profond des caves d’un château.

Blanc s’était endormi, mais Noir n’y parvenait pas. Ils étaient consignés au bivouac non loin de Coofik, la ville où il avait été décidé de faire étape.

L’Émissaire et ses sbires étaient vite partis s’enivrer dans quelque taverne obscure et avaient abandonné les deux garçons trop jeunes pour s’adonner à ces plaisirs d’adultes. On leur avait enfin révélé quelle était leur destination : ils se rendaient à Operdir la Capitale du Royaume. Mise à part cette information, leur recruteur ne leur avait fourni aucune précision supplémentaire. C’était cela qui inquiétait Noir et l’empêchait de trouver le sommeil. Assis au coin du feu il se répétait inlassablement ce qu’il avait appris depuis le début de l’affaire, sans trouver de clé qui aurait pu lui faire deviner l’enjeu de leur engagement. D’après Achraf le contenu du petit coffre qu’ils devaient dérober Blanc et lui était extrêmement précieux. Cela représentait plus de 10 000 fois la récompense offerte, soit au moins 100 millions de pièces d’or ; un montant suffisant pour ne pas respecter les termes du contrat. Qu’est-ce qui pouvait valoir une telle somme ? Il avait beau se creuser, il ne trouvait pas. Une telle fortune était bien au-delà des sommes qu’était habitué à manipuler Noir, c’était inimaginable. On pouvait tout acheter avec une telle richesse. Une armée aux innombrables combattants, des vaches dont le lait suffirait à nourrir tout le Royaume, des palais si immenses qu’il faudrait des jours pour se rendre du salon aux lieux d’aisance…  Cette dernière image fit sourire Noir : un si immense palais n’avait finalement pas que des avantages.

Il pensait aussi aux risques insensés qu’il allait falloir prendre : d’une part s’emparer du petit coffre caché dans les caves d’un château, surveillé jour et nuit par au moins dix gardes, s’éclipser au nez et à la barbe de l’Émissaire pour enfin rapporter le fruit de leur larcin à Makfik, d’autre part. Noir réduisit le problème à ses quatre fins possibles. S’ils laissaient le coffre à l’Émissaire, ils se feraient écorcher par Ammar. S’ils rapportaient le coffre au Maître de Guilde, l’Emissaire les traquerait et les ferait exécuter. S’ils gardaient le coffre pour eux, les espions d’Achraf et les hommes de l’Émissaire les retrouveraient : ils mourraient dans d’atroces douleurs. Enfin, ce serait la Mort garantie, s’ils désertaient sans rien voler. Il était aussi probable, même s’ils remplissaient la mission avec succès, qu’on les tue pour les réduire au silence. L’affaire était tellement énorme qu’il y avait danger à ce qu’elle s’ébruite. Le bilan de son raisonnement n’était donc pas très gai : dans tous les cas Noir et Blanc étaient morts.

— Morts pour morts, se dit-il, autant tenter le coup et tout garder pour nous. Il faudra la jouer serré, c’est tout. Pour échafauder un plan qui tienne la route, il faudrait d’abord que je sache ce que renferme ce satané coffre. Il ne manquerait plus que son contenu soit inutilisable en l’état.

Une chose était sûre, ils trouveraient un artefact pas d’or. Le qualificatif petit adjoint au coffre qu’ils devaient dérober attestait que son contenu était forcément un objet pas de la monnaie. Il aurait fallu des milliers de coffres pour contenir autant de pièces. Au demeurant, même si l’on faisait abstraction de l’adjectif petit, deux enfants n’étaient sûrement pas assez costauds pour porter un poids pareil. La question était donc : l’objet était-il monnayable ? Il se vit alors ouvrant le petit coffre et en sortir toutes sortes d’objets farfelus, le plan d’une machine à voler, un grimoire magique, une méthode pour faire pousser des haricots géants ; toutes choses impossibles à utiliser. Il finit par sombrer dans un sommeil sans rêve.

*

Achraf Ammar avait exigé de ses meilleurs espions qu’ils surveillent de très près l’expédition de Noir et Blanc. Il n’avait pas l’intention de se laisser doubler par des gamins ; il se méfiait particulièrement de Noir qui était loin d’être stupide. Le Maître de Guilde était furieux d’avoir révélé aux gosses une estimation de la valeur de ce qu’enfermait le petit coffre qu’ils devaient dérober. Cela allait les inciter à le trahir. Il ne s’inquiétait pourtant pas outre mesure, les deux adolescents ne parviendraient jamais à avoir le cran d’exiger une rançon pareille ; car c’était une évidence, ils ne sauraient pas se servir du contenu du coffre et s’ils tentaient quelque chose, ils seraient obligés d’en passer par là. Comme tout bon calculateur, Achraf était souvent assailli par le doute et ressassait sans discontinuer chacun de ses plans pour y déceler la moindre faille. Peu de gens connaissaient cet aspect paranoïaque de sa personnalité, mais seul un esprit de cette nature permettait de conserver le pouvoir. En effet, les temps étaient au complot, à la tromperie, à l’hypocrisie et, si on n’y prenait pas garde, on se retrouvait vite encerclé de félons qui ne rêvaient que de vous supplanter. Ainsi, il n’était pas rare qu’Achraf démasque un intriguant ou un imposteur et le fasse exécuter. Il savait ses ennemis nombreux et beaucoup auraient aimé l’évincer ou à tout le moins lui soustraire une partie de son activité. Achraf voulait tout conserver à l’intact et refusait de se soumettre, de lâcher le moindre arpent de son territoire. Ses tourments étaient donc nombreux comme on s’en doute et leurs conséquences innombrables. Il dormait peu et seulement barricadé dans sa chambre. Il ne faisait confiance à personne et avait même engagé un goûteur de peur de se faire empoisonner. Il n’avait aucun ami et il méprisait les femmes qu’il suspectait d’en vouloir à son argent. Il restait la plupart du temps cloîtré dans un de ses bureaux, se déplaçant de l’un à l’autre dans l’ombre. Il ne sortait que rarement, n’acceptait aucune invitation à déjeuner ou dîner sauf bien sûr si cela servait un de ses intérêts. Un proche aurait remarqué que son caractère avait subtilement changé depuis qu’il entrevoyait la richesse à travers l’appropriation du petit coffre, pure hypothèse car il est difficile d’imaginer que quelqu’un ait pu le connaître.

Achraf fit entrer le courtier dans son office.

— Bonjour Monsieur, lui dit-il en s’effaçant pour le laisser entrer.

— Bonjour Maître Achraf. Que puis-je pour vous ?

— Vous imaginez bien que si j’ai fait appel à vos services, c’est que vous êtes à la fois  le plus discret et le plus compétent de votre profession ; or l’affaire que j’ai à vous confier est des plus subtiles.

— La discrétion est ma nature profonde, vous avez donc bien fait de vous adresser à moi. De quoi s’agit-il ?

— Il y a quelque temps, je me suis rendu acquéreur d’environ 3 millions équivalent or de dette royale et j’aimerais m’en séparer. Je ne vous expliquerai pas pourquoi. Disons que j’ai besoin de cette liquidité pour financer un projet qui me tient à cœur.  J’aimerais que vous tiriez le meilleur parti de cet actif.

— Cela doit être dans mes cordes, Maître Achraf.

— Bien entendu, vous aurez une commission d’une pièce d’or pour 10 000, ce qui représente environ 300 pièces d’or suivant le prix que vous tirerez de la vente.

— C’est mon tarif habituel.

— Je compte sur vous Monsieur l’Intermédiaire et je compte sur votre discrétion. Plutôt qu’un acheteur unique, essayez donc de trouver plusieurs acquéreurs pour de petits montants dans votre carnet d’adresse ; et protégez mon identité, travaillez comme si c’était vous qui étiez vendeur.

— La discrétion impose ce genre de pratique et c’est comme cela que j’ai l’habitude d’œuvrer, il sera donc fait comme vous l’avez demandé. Cependant il reste encore un détail à régler : quel délai souhaitez-vous m’accorder pour que je réalise l’opération en son entier ? Pour précision, le plus longtemps vous me laisserez, le meilleur prix vous en tirerez.

— Une semaine, s’enquit Achraf ?

— Cela risque d’être un peu trop court. Vous savez le marché de la dette royale est un peu saturé en ce moment, le Trésor du Royaume ne cesse d’en augmenter l’encours. Que diriez-vous de deux semaines ?

— Très bien, ce seront deux semaines alors ! L’affaire est faite mon ami ! Buvons un verre pour sceller notre accord.

— Avec plaisir mon Maître. C’est un réel plaisir de faire affaire avec vous.

Ils trinquèrent et burent en silence.

— Je me dois maintenant d’aller accomplir la mission que vous m’avez confiée, Maître Achraf. L’heure n’est pas encore très avancée, je peux donc m’y atteler dès cet après-midi. Je vous le confirme, deux semaines ne seront pas de trop.

— Voici le portefeuille de titres, cher Courtier. Je les tiens bien renfermés, loin de toute lumière, loin de toute bestiole rongeuse de papier, ainsi personne ne peut en contester l’authenticité.

— C’est une sage précaution en effet, confirma le courtier en s’emparant de la liasse.

— Une dernière chose mon Ami, conclut Achraf menaçant, je vous confie trois millions d’équivalent or, j’espère que vous n’aurez pas la mauvaise idée de vous enfuir avec. Je compte sur vous par ailleurs pour me restituer l’or au prix où vous avez réellement réalisé les transactions.

— Ces précisions sont bien inutiles mon Maître. Nul n’oserait vous escroquer de la sorte ou de tout autre sorte de manière que ce soit, se reprit l’intermédiaire. Vous avez ma parole de courtier.

— Si cela vaut quelque chose, très bien. Je vous souhaite de bonnes négociations mon Ami.

— Bonne journée mon Maître.

Le courtier sortit du bureau, la tête déjà remplie des fabuleux bénéfices qu’il allait engranger. Ce que ne lui avait pas dit Achraf, c’est qu’au même moment à Operdir, Port des Dauphins, Marrim, Coricor, Amerbur et même jusqu’à Port du Bout ses envoyés réalisaient le même genre de transactions, toujours sous le couvert de la discrétion, le tout pour un montant total d’une vingtaine de millions équivalent or. Le Maître de la Guilde se débarrassait de l’intégralité de la dette royale en sa possession.

— Deux semaines, ce n’est pas si long, songea-t-il.

Ensuite, il pourrait enfin laisser filtrer « La Nouvelle ». Ce serait une rumeur diffuse dans un premier temps, puis elle s’amplifierait et déferlerait dans tout le Royaume, balayant sur son passage cette ordure de Lucas, le Grand Trésorier du Royaume, le cher Maître d’Achraf, celui qui lui avait tant appris, à coups de poing et de fouet. L’occasion lui était enfin donnée de se venger de cette pourriture. Pour couronner ses efforts, il serait bientôt détenteur d’un artefact inestimable. Sa joie était à son comble mais loin d’exulter comme l’aurait fait un homme de moins de réserve, il sourit sobrement et pensa :

— J’ai bien mérité un peu de détente.

Sur le côté droit de son bureau, Achraf actionna un petit mécanisme quasiment imperceptible qui faisait pivoter sa console et révélait ainsi un escalier connu de lui seul. Après s’être assuré que la porte de l’office était bien barrée, il alluma une torche et dévala les marches. Quelques mètres de couloir à parcourir puis un nouvel escalier, montant cette fois-ci, conduisait à son nid d’Amour secret. Impatient, il gravit les degrés quatre à quatre et atteint le cœur battant la porte de la chambre de sa garçonnière. Il l’ouvrit d’un geste pressé et découvrit enfin son petit cadeau : trois magnifiques esclaves l’attendaient nus et alanguis sur un lit de soie noire. Achraf les aimait jeunes, glabres et fins. Il se laissa tomber sur la couche, ferma les yeux et s’abandonna à la douce caresse des adolescents.

*

Le chemin vers Operdir était long et ennuyeux. À perte de vue, sur un paysage sans relief, s’étendaient des cultures. Après céréales venaient maraîchages, puis à nouveau céréales, se succédant à guersoi pendant des lieues et des lieues. De temps à autre, au milieu de toute cette verdure apparaissaient une ferme ou bien quelques vaches broutant sagement l’herbe tendre, puis disparaissaient bien vite et laissaient à nouveau la place à des champs de légumes. La taille des exploitations était gigantesque, celles–ci donnaient l’impression de ne pas avoir de fin. Réjouis dans un premier temps de quitter le désert pour un climat plus tempéré où l’ombre des frondaisons vous rafraîchissait sur la route, Noir et Blanc furent bientôt envahis par le sentiment âpre de l’ennui tant le panorama était monotone. La main de l’Homme était passée par là. Observer ces longs rangs de betteraves bien parallèles se perdant à l’infini n’avait aucun intérêt et très vite les Inséparables se mirent à regretter la fantaisie multiforme que seule la Nature peut produire. Les exploitations agricoles ne laissaient aucune place au foisonnement de la vie sauvage, mauvaises herbes étaient impitoyablement éradiquées, insectes violemment éliminés et rongeurs ou autres herbivores dévoreurs de récoltes étaient férocement chassés. Au nom de la rationalisation des cultures, on avait gommé le paysage au point de le vider de sa substance, laissant le voyageur sans aucun point de repère si ce n’est la route sans laquelle il se serait vite perdu.

Dans une épaisse torpeur, Blanc et Noir suivaient le convoi de leur recruteur depuis bientôt douze jours à travers la campagne. Ils avaient à peine échangé quelques mots. L’espèce de routine qui s’était installée depuis que le paysage était devenu soporifique n’avait pas amélioré le caractère déjà taciturne de Blanc. Celui-ci réfugié dans un mutisme crispé à longueur de journée n’avait qu’une seule envie : se sauver. Le soir au bivouac, il faisait part de cette intention à Noir avec de plus en plus d’insistance à mesure qu’on s’approchait de la Capitale. Noir lui avait expliqué depuis quelque temps le résultat décourageant de ses cogitations nocturnes : la Mort comme seule issue de leur aventure. Blanc était un guerrier, Blanc n’avait pas peur de la Mort. Simplement, pour une obscure raison il ne se sentait pas à sa place dans cette équipée. Rien de ce qui les attendait ne se réglerait par quelques coups d’épée, les conséquences étaient trop vastes pour sa caboche. Pour la première fois depuis leur rencontre les Inséparables étaient d’un avis divergent et malgré les paroles pleines de conviction de Noir, Blanc pensait que la meilleure solution était la fuite. Une fois arrivé à Operdir, il serait trop tard, pensait-il. On les bouclerait dans leurs quartiers, les autorisant, escortés, à procéder à une reconnaissance rapide des lieux du vol avant de les envoyer à une mort certaine. Blanc n’en démordait pas et c’est ainsi que le soir même, alors que chacun dormait profondément, sous le couvert d’une nuit sans lune il disparut.

Dès qu’il fut hors de portée d’oreille du campement, il accéléra le pas puis se mit à courir il ne savait où. Il regretta bien vite son geste irréfléchi, il aurait dû écouter Noir. Il n’y avait nulle part où se cacher dans ces champs, pas d’espace à couvert, pas le moindre bosquet ou taillis, tous les arbres avaient été déracinés depuis longtemps pour laisser place aux cultures. La seule échappatoire était de trouver une ferme et d’essayer de s’y dissimuler à l’insu des paysans qui l’occupaient. Il se souvint alors qu’à une lieue environ, ils étaient passés devant une grosse bâtisse bleue, bordée de deux gigantesques silos à grains. Blanc se mit alors à longer la route en prenant soin de rester à une centaine de mètres dans les terres – il ne manquerait plus qu’il croise quelqu’un. Essoufflé après une heure de course, il aperçut enfin le bâtiment aux silos plus noirs que l’ombre qui se découpaient sur l’horizon. Sa vue s’était à présent habitué à l’obscurité et il s’allongea sur la terre humide pour ne pas se faire repérer. Il s’accorda trois minutes pour reprendre haleine afin de ne pas réveiller habitant ou plus probablement chien de garde au son de sa respiration. Les sens aux aguets, il se mit à ramper jusqu’à pénétrer dans la cour de la ferme, déserte à cette heure. L’odeur puissante des vaches couvrait absolument tout son spectre olfactif, il continua donc tout naturellement sa progression vers l’étable. Il se redressa et ouvrit la lourde porte en silence. Une douce chaleur animale imprégnait l’air. Il retint sa respiration pour ne pas déranger la trentaine de bêtes endormies. Au fond une échelle en bois grossière menait à n’en pas douter au fenil. Sans un bruit, il en escalada les barreaux, traversa le long grenier en évitant de faire craquer son sol en planches puis creusa un trou dans le fourrage avec ses mains en râteau. L’excavation terminée, il s’y allongea et se recouvrit de foin jusqu’à en devenir parfaitement invisible. La nuit, la température agréable et un relatif sentiment de sécurité eurent rapidement raison de ses tensions et il s’endormit brutalement.

Au même moment, un cauchemar réveilla Noir en sursaut. Sa mère lui était apparue, comme souvent. Il chercha Blanc du regard pour se rassurer. Ne le voyant pas, il se dit que celui-ci était probablement parti soulager un besoin naturel et l’attendit. Au bout d’un moment interminable, il comprit que son ami avait pris la poudre d’escampette comme il le lui avait annoncé à de nombreuses reprises. C’était pure folie, il n’y avait aucun endroit où se cacher dans ces champs qui s’étiraient jusqu’à l’horizon. Il fallait qu’il le retrouve avant l’aube et le ramène au bivouac. Il déroula alors tous les scénarios possibles. Il était impossible que Blanc ait tenté sa chance du côté d’Operdir. Son teint pâle, ses cheveux clairs et sa corpulence hors norme l’aurait rendu trop repérable. Il savait l’intelligence de son comparse assez limitée mais pas au point de foncer droit dans la gueule du loup. Il devait plutôt avoir opté pour une ferme, seul endroit dans la région où on pouvait trouver refuge. Il se leva en silence et disparut dans l’ombre. Noir n’avait pas de talent particulier de pisteur mais il sut d’instinct retrouver les traces de son ami à une centaine de mètres dans les terres au bord de la route : il connaissait si bien Blanc qu’il n’avait eu aucune peine à imaginer le raisonnement qu’il avait adopté. Il suivit sans difficulté les pas profonds du lourd garçon dans l’humus riche jusqu’à la ferme aux silos. Il se faufila alors dans l’étable car il ne voyait pas pourquoi Blanc serait rentré dans une zone habitée et en à peine plus d’une minute trouva son nid douillet dans le fourrage. Pour ne pas le réveiller en sursaut il fit bruisser une brassée de foin de manière insistante jusqu’à ce que Blanc reprenne ses esprits.

— Réveille-toi gros lard, se moqua Noir.

— Tu fais quoi là ?

— Je suis venu t’empêcher de faire la plus grosse connerie de ta vie.

— Laisse-moi dormir !

— Écoute-moi attentivement Blanc ! Que feras-tu demain quand les paysans viendront traire les vaches ? Où te cacheras-tu quand le soleil sera levé ?

— Je sais pas. Laisse-moi dormir.

— Tu as vu avec quelle facilité je t’ai retrouvé ? En pleine nuit, de plus ! Imagines-tu que l’Émissaire aura beaucoup de difficultés à te débusquer dans une planque aussi évidente ? Et même sans cela, ton poids est tel que tu laisses des traces d’au moins cinq centimètres de profondeur dans le sol.

Ce dernier argument fit mouche et en soupirant Blanc se redressa.

— T’as raison ! Comme d’hab’ !

Ils sortirent du fenil en silence, traversèrent l’étable puis la cour à pas mesurés, enfin, à distance acceptable se mirent à courir en rigolant, comme au bon vieux temps. Le bon vieux temps…

*

— Regardez-moi ce petit merdeux, s’exclama le marchand, prenant la foule à témoin. Quelle effronterie ! Ça mesure moins d’un mètre et ça n’hésite pas à venir se servir dans mes poches.

Le commerçant avait harponné Noir par le bras et le tenait fermement. Le petit garçon avait tenté de lui dérober sa bourse mais son geste avait été par trop maladroit. Depuis le matin il souffrait de douleurs abdominales terribles – certains aliments peu frais ingérés la veille en étaient sûrement la cause. Avec la tripaille à l’envers, il était beaucoup plus difficile de se concentrer sur la précision du geste. Il avait longuement hésité, mais la nécessité de trouver sa pitance du jour, l’avait malgré tout convaincu d’aller au souk pour y faire son travail habituel : voler une ou deux bourses à des marchands ou des touristes. Attrapé sur le fait par le commerçant, il se rendait compte à présent de son erreur. Plus Noir se débattait, plus la poigne du marchand se faisait énergique. Celui–ci s’adressant à un de ses esclaves lui ordonna :

— Toi, là, ne reste pas comme un abruti à me regarder ! Va donc plutôt chercher la patrouille qu’elle embarque ce sale petit voleur !

L’esclave obéissant n’eut pas à courir bien loin, le souk était très bien surveillé. Le vol nuisait non seulement au commerce, c’était une évidence, mais aussi au tourisme. C’est pourquoi, outre les milices privées, la Guilde des Marchands avait embauché une véritable armée pour protéger les intérêts de ses membres partout dans la ville. En outre le Bourgmestre avait alloué d’importants crédits à la constitution d’une police municipale. Par ailleurs, pour compléter le dispositif, on avait voté des lois extrêmement sévères pour punir les brigands. Noir, s’il ne se tirait pas d’affaire risquait d’y perdre sa main droite et son pied gauche. Il se débattait encore en pure perte quand un homme d’arme, escorté par l’esclave, se montra à l’étal du marchand. Il affichait un air féroce qui interdisait toute supplique. D’un ton sec il s’enquit :

— Que se passe-t-il ici ?

— Bien le bonjour Monsieur l’Agent. Cette petite vermine s’apprêtait à couper les cordons de ma bourse quand je l’ai attrapé.

— C’est faux votre Honneur, se défendit Noir. Il avait fait tomber sa bourse et je m’apprêtais à lui rendre.

— Te moquerais-tu de moi petit écornifleur ? Ton compte est bon ! Je t’emmène au poste où tu pourras méditer à tes actes en attendant ton procès. On verra bien si le juge te croira, conclut le garde.

Joignant le geste à la parole, il pointa son épée courte sur Noir et lui fit signe d’avancer. Il fut conduit, sans possibilité d’évasion car l’agent le tenait par le cou, directement à la prison du souk et fut consigné dans une cellule bondée par des malfaiteurs aussi malchanceux que lui. Le jeune garçon en connaissait certains pour les avoir vus œuvrer. Le vol était sévèrement puni, mais cela n’avait pas l’air de dissuader la cohorte de traîne-misère et de brigands qui peuplait Makfik ; cette cellule pleine à craquer en était la preuve. Pour de nombreux citoyens de la ville, le chapardage ou la grivèlerie restaient les seuls moyens de subsistance. Dans le cachot, la chaleur moite était proprement insupportable, mais ce n’était pas un grave problème comparé à celui de l’odeur. Noir, pourtant habitué à vivre dans les égouts, fut littéralement pris à la gorge par la puanteur délétère qui régnait dans la pièce. Celle-ci lui fit songer immédiatement à la tannerie où il avait passé ses très jeunes années avec sa mère. Les larmes lui montèrent aux yeux.

Un des détenus, un tire-laine qu’il avait déjà croisé sur le souk, lui expliqua obligeamment les trois règles de vie à respecter dans leur geôle. Tout d’abord le manque de place exigeait qu’on alterne les tours de sommeil car l’exiguïté des lieux empêchait que tout le monde puisse se tenir allongé en même temps. Ensuite on avait mis en place un ordre hiérarchique pour les repas, le chef de cellule, un certain Rachni, mangeait en premier, son adjoint en deuxième s’il en restait, et ainsi de suite par ordre d’ancienneté d’incarcération. Noir en tant que dernier arrivé n’aurait probablement rien à se mettre sous la dent pendant un moment. A moins qu’il ne souhaite contester la suprématie du chef, ce qui, au vu des muscles de celui-ci risquait de s’avérer plutôt délicat. La troisième règle concernait les déjections. Le baquet qui servait à faire ses besoins n’était changé qu’une fois tous les trois jours, ce qui était grandement insuffisant ; dès le deuxième soir le récipient débordait. La règle d’attribution des aliments s’appliquait alors : les plus bas dans l’échelle hiérarchique se tenaient le plus près du bac et étaient contraint de patauger ou dormir dans les excréments et l’urine, harcelés en permanence par l’essaim de mouches qui semblait-il, avait élu domicile à cet endroit.

Quelques jours de prison après, Noir était méconnaissable. Il avait perdu beaucoup de poids et surtout beaucoup d’espoir. Ses compagnons de misère étaient de belles ordures. Sa petite taille et son corps frêle en avaient fait rapidement la tête de turc du cachot. Il n’avait pas reçu une seule miette de nourriture et était couvert de merde de la tête au pied. Pour couronner son malheur, la promiscuité et l’odeur intolérables des lieux rendait les prisonniers irritables et agressifs. Il n’était donc pas rare que Noir reçoive une pluie de coups sans aucune raison. Les journées étaient interminables et on ne lui avait donné nulle nouvelle de son procès. Il redoutait qu’on l’ait oublié et qu’on le laisse crever dans sa prison infâme. Au demeurant, il n’attendait pas grand-chose d’un procès, crotté comme il l’était, il ferait un coupable idéal, ce qu’il était somme toute. Noir sut alors que le chemin était fini pour lui.

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par Anders Noren.

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