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VIE VIRTUELLE

L’année 2010 restera une des plus belles années de ma vie. J’avais pris le plan social d’une grosse boîte, ou plus exactement on m’avait un peu poussé à le prendre. Suite à cette mésaventure, je n’étais pas, pour vous dire la vérité, très enthousiaste à l’idée de retourner aussitôt dans la grande bagarre qu’est devenu le monde du travail. Je m’accordais donc une – longue – pause avant de réintégrer l’arène. Nous étions en janvier et avec le chômage j’avais de quoi tenir assez longtemps.

Un aspect de ma personnalité que vous n’avez peut-être pas capté à travers les articles de ce blog est que je suis très joueur. Pour être plus précis, depuis ma prime jeunesse j’adore les jeux vidéo. Cela a commencé avec Pong, puis Space Invaders, Galaxian, Pac-Man, Defender, Dig Dug et tant d’autres. Depuis, je n’ai jamais arrêté de jouer. J’ai eu des Atari sur lesquels j’ai fait tourner Barbarian, Cadaver, Gauntlet, Joust, Lemmings, Maupiti Island, Rick Dangerous 1 & 2, Dragon’s Lair, Secret of Monkey Island, Xenon 2, Double Dragon, Airball et Goldrunner. J’ai vraiment poursuivi la démarche jusqu’au bout sur PC avec King’s Quest VII, Myst, Orion Burger, Sim City, Doom, Half Life, Age of Empires, Rayman, Tomb Raider… Je ne vais pas continuer à vous énumérer tous ces merveilleux jeux, mais sachez que j’ai aussi possédé des Game & Watch, une Gameboy, une Gameboy color, une Gameboy Advance, une DS, une Sega Mégadrive, une NES, une super Nintendo, une Nintendo 64, une Gamecube, une Wii, une Wii-U, une Switch, une PS2, une PS3, une PS4, des XBOX et plusieurs PC…

Cette petite mise en perspective étant réalisée, vous ne serez pas surpris si je vous dis qu’en 2004 – je ne suis pas sûr de cette date – j’ai acheté le tout premier World of Warcraft, WOW pour les intimes. Depuis je n’y ai jamais joué. Je me connais et je connais mes addictions, si j’avais ouvert l’emballage à cette époque, ma vie serait devenue une catastrophe : j’aurais été tellement dévoré par ce jeu que j’aurais négligé ma famille, mes amis, mon boulot, pour, au bout du compte, finir par tout perdre. Le boîtier de WOW encore sous blister, traîne toujours dans un des cartons entreposé dans ma cave.

En 2010 les choses avaient un peu évolué. Je venais de recevoir un gros chèque du Plan de Sauvegarde de l’Emploi que j’avais pris et le chômage qui allait avec ; il se trouvait par ailleurs que ma femme et mon fils étaient eux aussi des gamers. Plus rien ne s’opposait donc à ce que je m’autorise pour un temps à me livrer au plaisir de m’adonner à un jeu de rôle massivement multi-joueurs en ligne. Un MMORPG. Il est à noter pour le novice que j’étais que WOW avait en 2010 un petit côté désuet qui le rendait moins attractif que les jeux qui étaient sortis entretemps.

Une après-midi alors que nous regardions la chaîne NoLife, nous vîmes le premier trailer d’un jeu russe qui n’en était encore qu’à ses débuts : Allods online. C’était impressionnant. Des orques montaient à l’abordage de vaisseaux humains et, à la mode pirate tentaient de s’emparer du trésor de l’adversaire. Ce samedi nous obtînmes des clés pour la bêta et installâmes le jeu sur nos laptops.

Incroyable ! Nous fûmes instantanément conquis. Les graphismes, les effets spéciaux, le gameplay, la musique… Tout était parfait. Cela m’a tellement plu que j’y ai joué pendant un an et demi, quinze heures par jour, 7 jours sur 7. Vous allez peut-être trouver cela ridicule mais je voudrais ici vous expliquer pourquoi, même avec le recul, cette expérience s’est révélée des plus intéressantes.

L’image en en-tête de cet article représente un de mes avatars, une elfe sexy[1]. Regardez comme je suis belle avec ma harpie et mon bébé manticore dans la pyramide de Tep ! J’étais une démonologiste, spécialisée dans les acides, les neurotoxines et la propagation de certaines infections – volatiles – mais aussi la conjuration de mort-vivants et la capacité de ressusciter les morts. Ce personnage était extrêmement performant en Player vs Player (PVP) et j’ai mis plus d’une branlée à de nombreux adversaires – quand j’ai quitté le jeu j’avais plus de 100 000 morts à mon compteur. Vu mon rythme de jeu, je ne mis pas longtemps à devenir un des héros du serveur qui à son top comptait plus de 3 millions de joueurs. Parfois, quand je me promenais dans la capitale de ma faction, certains joueurs s’agenouillaient devant moi. On le conçoit aisément être beau et puissant sont les ressorts de l’addiction qui m’ont lié à ce jeu. Plus loin, comme ma famille jouait avec moi, mais à une fréquence moindre – ma femme travaillait et mon fils allait à l’école – je n’avais pas de problème à représenter le « pater familias » IRL[2] et IVL[3]. Une fois le dîner fini, nous débarrassions la table, ouvrions les portables et nous retrouvions à Novograd, la capitale de notre faction – la Ligue – définitivement ennemie des salauds de l’Empire – capitale Nezebgrad. Pour une heure ou deux, nous partions tous les trois à la conquête de l’astral lointain ou bien encore allions achever une instance héroïque. Parfois je les laissais et rejoignais les membres de ma guilde pour les accompagner en raid vers des exploits inédits : Nogrom, Warh’kaz, Zalmar, Armand de Douceur, Strina, Kazul, Gorluxor, Sarn, tous ces boss coriaces qu’on ne pouvait affronter qu’à 24.

Je me souviens de la première fois où j’ai vu depuis les hauteurs d’Asee-Teph, la colossale pyramide de Tensess, et où j’ai senti cette dévorante liberté ponctuée par une musique rythmée et entêtante qui me donnait l’impression d’être le héros du film. Je me rappelle de ce combat à mort dans la rivière qui trace, à Coba, la frontière entre le Territoire des Francs-Marchands et le Royaume des Gobelins, ce combat contre un ennemi de ma classe et de mon niveau qui a duré une éternité et que j’ai gagné – nous étions sans arrêt harcelés par des gobelins. Je me rappelle aussi de ma déchirante arrivée à la capitale, dans ce bateau magique qui flottait vers mon destin funeste, comme la fin d’une enfance. J’ai aussi en mémoire la Cité des Démons, la Cité des Morts, la Pyramide de Tep, le Château Nécrose, le Labo 13, la Forteresse, la Citadelle, XAES, les Ruines de Gipat, l’Éclipse…

J’ai incarné plusieurs personnages dans Allods, des Hommes, des Elfes, des Orques, des Gibberlings ou des Arisens. J’ai exercé mes talents comme magicien, démonologiste, healer, guerrier, paladin, tribaliste ou encore psionique. J’ai creusé la terre pour y trouver de l’or, cousu mes costumes, forgé mes armures. J’ai aussi rencontré beaucoup d’aventuriers comme moi, des Toulousains, des Lillois, des Belges, des Suisses, des Marocains et des Québécois. Nous nous sommes bien amusés ensemble, nous avons été compagnons d’armes dans les Dominions ou au Chaudron. Nous avons combattu l’Empire en y laissant notre sang et nous nous sommes aimés comme des frères : Chemiserose, Pipoca, Beuk, Kronoss, Bluewind, Durgamaa, Seraphyms et bien d’autres dont j’ai oublié le pseudo.

*

On s’en doute, au bout d’un moment je suis retourné travailler. Ce premier matin de labeur, à la Défense, au milieu du troupeau qui sort du RER pour se rendre dans sa tour, j’ai eu un sentiment énorme d’irréalité. Est-ce que je me trouvais encore dans un univers virtuel sans le savoir, un univers virtuel où tout le monde faisait la gueule. L’absurdité de ma condition m’a montré à quel point la frontière est mince entre le réel et le virtuel. J’en veux pour preuve qu’après quatre ans passés à la Défense, j’avais acquis beaucoup moins de souvenirs qu’en un an et demi dans Allods. Si l’on considère que notre expérience n’est fondée que sur des souvenirs…

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[1] Mon avatar principal était un prêtre très puissant mais je n’ai plus d’images de lui.

[2] In Real Life : dans la vraie vie

[3] In Virtual Life : dans la vie virtuelle

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