Une escapade nocturne
(fin)
Résumé : Noir est incarcéré et dépérit dans une des geôles de la prison du Souk…
Ce soir-là, alors que Noir se morfondait dans sa cellule, Blanc avait reçu sa première solde de mercenaire. Ses compagnons lui proposèrent d’aller arroser ses gages à la taverne, c’est ce que faisaient tous les mercenaires après tout. Blanc mit un peu de temps à se laisser convaincre, même s’il n’avait jamais bu de sa vie, il avait déjà vu des gens ivres et par instinct redoutait les conséquences de l’alcool sur son organisme.
Toutefois, sous la pression et pour ne pas paraître idiot, il se laissa entraîner. L’endroit où on le conduisit était obscur, sale et puait la vinasse aigre. La première gorgée de bière qu’on lui servit avait un goût ignoble.
— La bière c’est vraiment dégueulasse, rugit-il après avoir recraché le breuvage sur le sol en terre battue.
Les rires gras de ses copains de beuverie fusèrent bientôt, ils se moquaient tous de lui. Blanc se força donc à boire. A la troisième tournée, il trouva que le goût de la boisson était bien meilleur. C’était le point de non-retour : il se laissa emporter dans un torrent de cervoise. A la sixième pinte sa vessie malmenée le conduisit à se lever pour aller se soulager. Il se rassit aussitôt : sa tête tournait et ses jambes ne le portaient plus. Il prit peur car c’était la première fois de sa courte vie qu’il se sentait perdre le contrôle de son corps. Cela ne lui plut pas du tout et donc il insista. Après deux autres essais infructueux, il finit tout de même par réussir à se redresser en se cramponnant à la table et titubant, il sortit respirer l’air frais de la nuit. Après avoir copieusement arrosé un mur qui lui semblait parfait pour cet exercice, il se dit qu’il rentrerait bien volontiers à la caserne, il était épuisé. Il se souvint alors qu’il n’avait pas payé ses bières et se sentit obligé de retourner à la table où ses compagnons de beuverie n’en avaient probablement toujours pas fini. Il aurait mieux fait de s’abstenir. En son absence, ils avaient commandé une nouvelle tournée que Blanc se sentit bien obligé de boire ; et, dans l’atmosphère chaude et acide de la taverne, comme une boucle du temps, les tournées succédèrent aux tournées. Blanc avait perdu depuis bien longtemps le compte des pintes qu’il avait ingurgitées quand la bagarre se déclencha. Pris dans le mouvement Blanc commença donc à distribuer coups de pied et de poing sans distinction d’appartenance. De toute manière, il ignorait tout de la cause de la dispute et donc n’importe qui était potentiellement son rival. Au-delà, il était tellement ivre qu’il aurait été bien incapable d’identifier qui que ce soit. Par décret municipal, soutenu, on s’en doute par Achraf Ammar lui-même, les armes des mercenaires non actifs étaient consignées dans les casernes. Cela avait évité au fil des années bien des morts au nom de l’ivrognerie, car disons-le, la plupart de ces combattants de tavernes étaient des brutes sanguinaires même à jeun. La bataille se déroulait donc à mains nues, même si à l’occasion le mobilier de la taverne pouvait servir d’arme. Un coup de tabouret pouvant tuer tout aussi bien qu’un coup de massue, la consigne avait été donnée aux différents établissements de Makfik de privilégier les équipements dans des bois tendres, peuplier ou sapin plutôt que charme ou chêne dur.
Blanc se battait adroitement malgré l’alcool dans son sang, il avait déjà étendu deux adversaires. Ses réflexes bien qu’émoussés par la bière, restaient remarquables et sa technique apprise dès l’enfance sur le champ de bataille très efficace. De plus les coups qu’il prenait parfois avaient tendance à le dessaouler, ce qui améliorait encore ses perceptions du combat. La patrouille de nuit alertée par le serveur fit irruption dans la taverne pour disperser les agitateurs. Dès leur entrée l’ensemble des fauteurs de trouble s’égaillèrent par les deux issues de service qui donnaient sur de petites ruelles adjacentes à la taverne où s’opéraient les livraisons. Les gardes, comme cela était la coutume, ne firent pas de zèle, laissant les antagonistes s’enfuir sans vraiment les poursuivre. Les rixes dans les gargotes étaient monnaie courante et quand elles intervenaient, les forces de l’ordre se montraient généralement bienveillantes. En effet la plupart des acteurs de ces affrontements, parfois très violents, étaient ceux-là même qui maintenaient l’ordre la journée au nom de la Guilde des Marchands, leurs confrères en somme. Blanc quant à lui, ignorait tout de cette pratique. Désormais seul poivrot dans la gargote, l’ivresse de l’alcool s’additionnant à celle de la bataille, il se jeta sur les agents poings dressés et se mit à distribuer directs, crochets et uppercuts à la ronde. Il ne fallut pas moins de cinq gardes pour le maîtriser, entre-temps Blanc en avait descendu trois. Comme il se débattait toujours, ils lui attachèrent les mains dans le dos ; malgré cela il continuait à donner des coups de pied. Ils lui lièrent donc les mollets, juste en dessous du genou, laissant tout de même assez de mou pour qu’il puisse marcher. Ne s’avouant pas vaincu, Blanc essayait maintenant de mordre ses gardiens : ils finirent par le bâillonner. Puis ils en eurent assez, car même ainsi saucissonné, Blanc s’évertuait à mettre des coups de tête, ils l’assommèrent donc pour de bon, d’un coup de bâton bien senti et le portèrent à la prison du souk. Après lui avoir ôté ses entraves, ils le balancèrent dans la même cellule que Noir, sous les protestations des détenus qui voyaient encore leur espace vital s’amenuiser.
Au matin, Blanc se réveilla avec un double mal de crâne, combinaison subtile de déshydratation liée à l’alcool et du coup sur la tête qu’il avait récolté. Au moment où il tâtait la bosse qui avait poussé sur son crâne, il sentit une nausée violente le saisir. Encore allongé au milieu des autres prisonniers, il se mit à vomir abondamment, comme si cela ne devait jamais s’arrêter ; Blanc venait de découvrir les joies de la gueule de bois et se dit qu’il ne boirait plus jamais de sa vie. Tout à sa régurgitation, il ne prit pas garde à ses voisins et les souilla de bile malodorante ; notion toute relative une fois ramenée à la puanteur de la prison. Pestant, ceux-ci se mirent à lui assener de violentes ruades dans l’abdomen. Le chef de cellule, qui aimait que l’ordre règne dans son univers, jouant des coudes pour se frayer un chemin, rejoint bientôt le petit groupe qui maintenant s’acharnait sur le pauvre Blanc trop occupé à vomir pour se défendre.
— Arrêtez ça tout de suite bande de chiens, s’exclama-t-il.
Les prisonniers stoppèrent immédiatement le lynchage et reculèrent d’un pas pour laisser passer Rachni, le maître incontesté des lieux.
— Toi, le marmot, écoute-moi bien, reprit-il en s’adressant à Blanc. Dans ce cachot c’est moi le patron. Alors tu obéis à tout ce que je t’ordonne et surtout tu la boucles.
Blanc n’avait pas encore repris tous ses esprits et ne répondit pas. Rachni prit ce silence pour un assentiment et poursuivit :
— Tout d’abord en tant que dernier arrivé dans la cellule, ta place se situe juste à côté du baquet à merde, tu vois, là-bas, où se trouve le petit noir.
— Pourquoi, protesta Blanc entre deux spasmes ?
— Parce que je te le dis, bougre d’abruti.
Blanc n’avait pas pour habitude de se laisser injurier. Il savait son cerveau faible et l’attaquer sur ce sujet était une erreur. Il fit mine d’obéir et se leva doucement, fixant le chef de cellule d’un œil neutre, sans agressivité. Il fit un pas et d’un geste vif, balança son poing sur l’arête du nez de Rachni. On entendit un craquement sec puis ses narines se mirent à pisser des flots de sang.
— Personne ne m’insulte, expliqua Blanc avec calme.
Médusé pendant un instant, Rachni reprit ses esprits. Il se jeta sur Blanc qui trop entouré ne put l’éviter et tomba sous le poids de son adversaire. Il écrasa au passage deux scélérats qui amortirent un peu sa chute. Rachni songea un instant à appeler son second à la rescousse ; mais il ne réagit pas assez vite et le poing de Blanc s’abattit par deux fois et fit éclater ses pommettes, le laissant estourbi. Les choses auraient pu en rester là mais Rachni voulait faire un exemple à tout prix. Il savait son pouvoir fragile et ne pouvait pas laisser passer un tel affront. Alors que Blanc lui tournait le dos – il cherchait un coin pour s’installer – Rachni sortit un objet métallique pointu de sa botte. Noir qui avait assisté à toute la scène sans broncher, vit le reflet de l’acier et se sentit obligé d’intervenir. A l’adresse de Blanc, il cria :
— Attention ! Derrière toi ! Il est armé !
Les réflexes de Blanc, affûtés par ses années sur le champ de bataille lui sauvèrent la vie. Se retournant au cri de Noir, il fut sur Rachni en un clin d’œil et trouant sa défense, le percuta d’un coup d’épaule rageur. Le chef de cellule tomba douloureusement sur le dos mais brandissait toujours son arme d’un geste pathétique. Son second, pas très vif, il faut bien le dire, essaya maladroitement de frapper Blanc mais le manqua d’un bon mètre. La tête de Blanc ne rata pas, elle, celle du second qui s’effondra misérablement dans les débordements du bassin d’aisance. Blanc poussant les autres détenus, contourna alors Rachni à terre, le saisit par les cheveux et le tira jusqu’au baquet plein de défécations. D’un coup de pied sec, il désarma son opposant, envoyant le bout de métal pointu à l’autre bout de la geôle. Le pauvre Rachni faisait désormais d’inutiles moulinets avec les bras sans parvenir à atteindre Blanc. Celui-ci, désignant le seau de merde, lança un ultimatum :
— Excuses ?
— Jamais je ne m’excuserai devant un gamin, ragea Rachni.
— Comme tu veux !
Blanc lui saisit alors l’arrière du crâne et d’une ferme pression lui enfonça le visage dans les excréments. Rachni se débattait mais ne parvenait pas à se dégager de l’étreinte d’acier du jeune garçon. Au bout d’un moment, estimant l’immersion suffisante, Blanc lui releva la tête.
— Excuses ?
Menaçant les autres prisonniers, Rachni ordonna :
— Et vous autres ! Bougez ! Faites quelque chose ! Vous voyez bien qu’il va me tuer.
Personne ne broncha et Blanc lui replongea la face dans la cuve immonde. Noir ne perdait pas une miette du spectacle, impressionné par la force incroyable du jeune garçon. Tous se taisaient, stupéfiés et pas un n’eut la moindre envie d’intervenir. Le chef de cellule ne s’était pas fait que des amis pendant sa détention… Les bras de Rachni cessèrent de s’agiter et Blanc relâcha sa pression. Il laissa le corps ainsi, genoux à terre et tête dans la merde. Blanc prit son temps pour essuyer ses mains souillées sur la chemise de Rachni et en toute décontraction il rendit grâce à Noir :
— Sans toi, il me plantait. Je t’en dois une.
— Alors fais-moi sortir d’ici pour me dédommager, proposa Noir.
— Compliqué ! Jamais vu ?
— Non, je ne crois pas ! Je suis juste un misérable qui vit dans les égouts et vole quelques bourses pour subsister.
— Je suis mercenaire d’Achraf Ammar.
— Qui c’est celui-là, Achraf Ammar, s’enquit Noir ?
— C’est mon patron. C’est le Chef de la Guilde des Marchands. Il est très puissant et très riche.
— Il faudrait que tu me le présentes, il pourrait peut-être m’aider, s’amusa Noir.
— Il cherche des soldats surtout et t’as pas l’air très costaud, se moqua Blanc. En plus t’es en prison.
— Toi aussi, non ?
— Oui, t’as raison. J’espère que je vais pas perdre mon boulot. A part me battre je sais rien faire.
— Moi c’est le contraire, plaisanta Noir, à part me battre je sais tout faire.
Blanc ne saisit pas la raillerie et ne s’en offusqua donc pas. Il poursuivit :
— Tu sais faire quoi ?
— Je sais voler !
Se méprenant, Blanc sourit de sa mine la plus émerveillée.
— Tu sais voler ? Mais t’as pas d’ailes !
— Pas voler comme un oiseau, voler comme un voleur.
Après un moment d’hébétude, Blanc comprit et se mit à rigoler de bon cœur de sa méprise.
— Alors toi, t’es marrant, mon pote. Comme ça t’es un voleur.
— Plus doucement, s’il te plaît, on pourrait t’entendre.
Blanc baissa un peu le ton et ils chuchotèrent ainsi une grande partie de la journée et de la nuit. Le cadavre de l’ex-chef de cellule fut évacué le lendemain, sans question, comme si cela était tout naturel – on se moquait bien de ce qui pouvait advenir des prisonniers. L’ordre des choses changea. Les repas furent partagés équitablement et ce ne fut pas Noir qui s’installa près du baquet à excréments mais l’ex-second de Rachni. Au bout de quelques jours Noir avait retrouvé meilleure mine, il mangeait presqu’à sa faim, avait pu se débarbouiller et pouvait se reposer tranquillement – Blanc dissuadait les autres détenus de lui chercher noise. Toutefois enfermé dans l’ambiance pesante et moite de la geôle nauséabonde, le jeune garçon à l’esprit pétillant commençait à s’ennuyer fermement. Blanc quant à lui tournait en rond en marmonnant, obligeant les prisonniers à se serrer pour lui laisser place. Cela dura des jours.
Un matin, un de leurs gardes fit irruption dans le couloir accompagné d’un homme aux riches habits. Blanc le reconnut immédiatement, c’était l’Intendant d’Achraf Ammar qui l’avait fait libérer de la prison de Tranbarre. Blanc lui fit un petit signe de la main et l’homme se souvenant de lui aussi lui sourit.
— Oui, c’est bien cet homme confirma l’Intendant au garde en désignant Blanc.
— Toi là ! Approche ! On vient de payer pour te laisser sortir. Je vais ouvrir la porte du sas de sécurité et tu vas t’y glisser.
Blanc obéit et lança :
— Bonjour, Monsieur l’Intendant d’Achraf Ammar. Merci de me faire sortir.
— C’est la deuxième fois. Ne te fais pas d’illusion tes jours de prison seront retenus sur ta solde ainsi que la caution que je viens de payer.
— Merci Monsieur. Pardon. J’aurais pas dû me battre dans la taverne.
— Peu importe ! Tu es jeune et malgré ton manque de discipline tu feras un bon soldat. On m’a dit que tu avais aligné trois gardes avant qu’ils t’attrapent ?
— Oui Monsieur ! Et mon copain, là, dit-il en montrant Noir, il est jeune aussi ; et, euh, il m’a sauvé la vie. Vous pouvez le faire sortir aussi ?
— Il sait faire quoi ton copain ?
Blanc resta muet et Noir ne savait trop quoi répondre à cette question. L’Intendant examina un instant l’ami de Blanc et souriant se tourna vers le garde.
— La caution pour le gosse, là ?
— Monseigneur, cette petite crapule a été attrapée alors qu’elle volait la bourse d’un honnête commerçant du souk.
— J’ai demandé : combien pour le gamin ?
— 12 sous d’argent Monseigneur.
L’Intendant fouilla dans sa poche et en tira la somme convenue. Méprisamment, il les tendit au gardien.
— Tiens, voilà tes liards, je te laisse le soin d’inscrire le montant sur ton registre. Et ne reste pas planté là. Fais donc sortir notre jeune ami.
Noir n’en revenait pas. Il balbutia :
— Merci Monsieur.
— Tais-toi et suis-moi. Toi le bagarreur tu rentres à la caserne et tu te fais oublier. Je ne veux plus entendre parler de toi.
La tête baissée Blanc bredouilla d’une voix faible :
— Promis, Monsieur l’Intendant !
— Bonne journée garde !
— Bonne journée Monseigneur, répondit celui-ci en inclinant la tête.
Blanc fila en courant vers son baraquement tandis que Noir suivait son libérateur sans oser poser de questions. Ils traversèrent la ville d’un pas mesuré jusqu’à un quartier éloigné du souk. Le jeune garçon connaissait peu cette partie de Makfik et fut bientôt désorienté, n’ayant aucun repère familier auquel se rattacher. Après de nombreux détours, comme s’il souhaitait semer un éventuel poursuivant, l’Intendant lui fit enfin signe d’entrer dans un bâtiment cossu de briques jaunes recuites au soleil. La porte était discrète, légèrement en renfoncement, si bien qu’on la remarquait à peine quand on passait dans la rue. A l’intérieur, après un court passage peu éclairé, on débouchait sur un hall d’entrée des plus simples carrelé de blanc. Il y faisait très frais et un parfum de jasmin discret flottait dans l’air. Un soupçon d’inquiétude assombrit un instant le front de Noir. Il se demandait ce qu’on pouvait bien attendre de lui mais, trop intimidé, il n’osait interroger son bienfaiteur. Après tout quoiqu’il arrive, rien ne pourrait être bien pire que la prison du souk ou la perte d’une main et d’un pied. Il décida donc d’être patient. Il attendit ainsi un long moment dans le hall quand une porte s’ouvrit sur sa droite. Une main féminine apparut dans son embrasure et lui fit signe d’approcher. Noir pénétra dans la nouvelle pièce au milieu de laquelle trônait un profond bac de cuivre rempli d’eau chaude fumante. L’esclave qui se tenait là, une jeune femme très belle mais probablement muette lui fit alors comprendre par gestes qu’il se déshabille et se glisse dans la baignoire. Noir, après ces quelques jours de prison, ne se fit pas prier. Il arracha ses vêtements crasseux et plongea dans le liquide agréablement brûlant. L’esclave versa des sels de bain délicieusement parfumés dans le bac et Noir resta un long moment à se prélasser les yeux mi-clos. Le doux contact d’une éponge que la jeune femme frottait sur ses épaules lui arracha un soupir de satisfaction. Il ne s’était jamais senti aussi bien de sa courte vie. Le nettoyage continuait, elle lui fit signe de fermer les yeux et fit couler quelques gouttes de shampoing sur ses cheveux sales. Elle massa longuement le crâne de Noir. Celui-ci était totalement submergé de plaisir par les sensations mirifiques de la douce chaleur qui l’enrobait, des mains souples qui le frottaient, des effluves délicats des sels de bain mais plus que tout d’un incomparable et si rare sentiment de sécurité. Comme l’eau refroidissait, l’esclave rajouta un broc d’eau bouillante au liquide vaporeux du bain. Noir serait resté une éternité allongé, mais l’esclave lui passa brusquement les mains sous les aisselles pour le redresser, lui versa un nouveau broc d’eau tiède sur la tête pour le rincer et l’emballa dans une serviette blanche très épaisse qui sentait la fleur d’oranger. Le jeune garçon se sentit immensément las tellement ses muscles fins étaient décontractés. Une fois séché, la jeune femme le frictionna fortement avec une eau au parfum de fleurs, saisit un peigne de corne et coiffa ses cheveux humides avec beaucoup de délicatesse. D’un geste rond, elle lui tendit des vêtements de soie bien pliés que Noir enfila avec précaution. Il n’avait jamais vu d’habits aussi précieux. Elle lui désigna enfin une paire de chausses en cuir souple et sans un au revoir sortit de la pièce. Noir finit de s’habiller tranquillement. Il ne voyait toujours pas où cela allait le mener mais comme il l’avait décidé peu avant, il continua à se montrer patient. Il pressa son dos contre un des murs et se laissa doucement glisser jusqu’à se retrouver assis sur le carrelage. Il commençait à s’endormir quand un homme pansu au crâne rasé fit irruption dans la salle d’eau, le faisant sursauter. Avec un sourire emprunté, il nasilla :
— Bonjour jeune homme !
— Bonjour Monsieur !
— Oh, ne sois pas timide. Nous allons devenir très amis tous les deux. Tu es bien joli mon garçon, je suis sûr que mon Maître t’appréciera beaucoup.
— Votre Maître c’est Achraf Ammar ?
— En effet, on ne peut rien te cacher, assura l’homme en poussant un petit rire stupide.
— Je dois beaucoup à votre Maître Monsieur, il m’a fait sortir de la prison du souk. Je veux m’acquitter de cette dette et je ferai tout le nécessaire en ce sens.
— À la bonne heure, s’esclaffa le gros homme. Ce qu’il attend de toi n’est pas bien compliqué, tu n’auras qu’à te laisser faire et tu verras tout se passera bien.
— Me laisser faire ?
— Tu me parais bien naïf pour quelqu’un de ton âge. On ne t’a donc rien appris en prison ? Je suis surpris.
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler Monsieur.
— Bon et bien je vais donc te l’expliquer. Mon rôle dans cette maison est de m’occuper des Plaisirs d’Achraf Ammar. Ses inclinations sexuelles l’attirent vers les jeunes gens comme toi : fins et glabres.
— Vous voulez dire qu’il veut me violer ?
Noir ne savait pas exactement ce que voulait dire le verbe violer, mais il savait que ceux qui en parlaient l’évoquaient comme quelque chose de sale, une sorte de torture ignoble qui faisait souffrir à la fois le corps et l’esprit.
— Ta manière d’exprimer les choses est un peu crue. Disons plutôt qu’il aimerait passer un agréable moment en ta compagnie. Si tu te laisses faire, ta dette sera effacée et si tu te comportes bien en plus, tu seras même probablement récompensé. Mon Maître sait se montrer reconnaissant…
— Mais je n’ai envie de faire des trucs dégueulasses ni avec lui, ni avec personne. Dites-lui que je veux bien faire n’importe quoi, mais pas ça. Qu’il trouve quelqu’un d’autre.
— Tu ne peux malheureusement pas reculer jeune homme ! On t’a fait sortir de ton cachot puant, on t’a lavé, parfumé, habillé. Maintenant tu dois prendre tes responsabilités. Préfères-tu retourner dans ta prison ?
— Certes non ! Mais il doit bien y avoir un moyen de s’arranger autrement. Mes inclinations sexuelles ne m’attirent pas vers les Achraf Ammar, pour la bonne et simple que raison que je suis encore trop jeune et que je n’ai pas d’inclination sexuelle.
— Dans ce cas, admit l’homme, tu n’as qu’à en discuter directement avec Achraf Ammar quand tu seras dans son nid d’Amour.
Noir ne voyait pas comment il allait se sortir de ce bourbier, mais il comprit qu’il était inutile de discuter plus longtemps avec le préposé aux Plaisirs. Il accepta donc qu’on le conduise jusqu’à la chambre d’Achraf Ammar. Il y rejoint deux autres enfants qui attendaient sagement assis sur le lit que leur Maître surgisse. Il les salua de la main et se dirigea vers un des coins de la pièce. Il souhaitait accueillir Ammar debout, pas soumis comme un esclave sur la couche. Il se disait que le Chef de Guilde était un homme intelligent et qu’il n’aurait aucun problème à faire valoir ses arguments. Il se ravisa et se dit qu’il vaudrait mieux s’enfuir ou se cacher. Il savait ce que le désir sexuel pouvait transformer l’homme le plus raisonnable en monstre ; il ne pouvait pas risquer de se faire violer par le vieux bouc. Il n’avait nulle envie d’endurer un tel supplice même si un refus signifierait à coup sûr un retour à la prison. Il essaya d’abord d’ouvrir la fenêtre qui malheureusement était bouclée. Il n’osa pas casser un carreau de peur que le bruit alerte quelqu’un ; de toute manière elle donnait sur une cour intérieure et pas sur la rue. En outre s’il parvenait à gagner la venelle, vu qu’il ne connaissait pas le quartier, il risquait fort de se faire reprendre. La porte non plus n’était pas une bonne solution, il allait forcément tomber nez à nez avec quelqu’un. Ayant à son sens fait le tour de la question, il opta pour un plan plus discret. Il mit son index sur sa bouche à l’intention des deux enfants sur le lit et prit son air le plus complice avant de disparaître dans l’ombre d’une commode placée dans l’angle mort de la fenêtre. Il espérait que ses deux petits compagnons interpréteraient son geste comme le début d’un jeu – un secret entre eux et lui – et qu’ils ne vendraient pas la mèche quand le Maître viendrait satisfaire ses appétits d’ogre.
Noir n’eut pas longtemps à attendre car Achraf Ammar, surexcité, surgit bientôt dans la chambre. Il scruta les deux garçons d’un œil prédateur puis, comme surpris, son regard autoritaire considéra la pièce. Un éclair de compréhension éblouit son visage et il se pencha pour regarder sous le lit :
— Je sais que tu es là petit coquin. Je vais t’attraper.
Mais le Maître de Guilde ne discerna rien à saisir, si ce n’est quelques traces de poussière. La chambre n’était pas très grande et toujours souriant, car il croyait à une gentille facétie pour le mettre en appétit, il se mit à fouiller. Fébrilement, il souleva les rideaux, ouvrit la commode, déplaça les tables de chevet… Au bout de cinq minutes, Achraf essoufflé, n’avait toujours rien trouvé.
Furieux il sortit en claquant la porte. Noir qui pendant tout ce temps, avait respiré à l’économie et était resté immobile comme une statue, détendit ses muscles et avidement avala de grandes goulées d’air. Le Maître des lieux ne fut pas long à revenir, accompagné cette fois de son préposé aux Plaisirs. Noir perçut les cris de colère d’Achraf et les dénégations serviles de son serviteur bien avant qu’ils n’atteignent la chambre.
— Je vous assure Monseigneur que j’ai bien conduit le petit nouveau dans votre chambre. Il est impossible qu’il ait pu se sauver : toutes les issues sont bouclées. Il a dû se cacher. Êtes-vous sûr d’avoir cherché partout ?
— Tu me prends pour un idiot, l’eunuque ? La pièce doit faire 100 pieds carrés, 150 au grand maximum.
— Je ne me permettrais pas de prendre Monseigneur pour quoique ce soit, Monseigneur. Rien n’échappe à votre sagacité ; mais je me disais que le petit malin avait peut-être trouvé une cachette improbable.
— Vois par toi-même, proposa Achraf conciliant.
Ainsi le serviteur d’Achraf Ammar, sous les yeux muets des deux enfants, lui aussi fouilla la pièce pendant un long moment ; sans plus de succès que son Maître. Contre la commode, tendu à bloc, Noir commençait à souffrir d’une crampe affreuse au mollet gauche. Le préposé aux Plaisirs, ne s’avouant pas vaincu appela en renfort deux servantes et deux gardes qui malgré une prospection minutieuse ne trouvèrent pas Noir. Ils passèrent devant sa cachette d’ombre à de nombreuses reprises, le frôlant parfois, mais aucun ne le vit. Le préposé aux Plaisirs désespéré les encouragea dans leur recherche vaine pendant plus d’un quart d’heure. Noir était sur le point de crier tant la douleur lui vrillait la jambe. Déconfit, le préposé aux Plaisirs baissa les bras.
— Alors là, je n’y comprends rien. Cet enfant doit être sorcier.
— Ne dis donc pas de sottises…
Dans un bruit sourd, Noir chuta lourdement sur le plancher, interrompant le Chef de Guilde. Sa crampe avait eu raison de sa détermination. Il se tordait de douleur au sol, à présent.
— Ah, te voilà, triompha le responsable des Plaisirs. Je vais te donner le fouet sale mioche. Tu vas voir ce qu’il en coû…
— Laisse cet enfant tranquille, le coupa Achraf. Tu ne comprends pas qu’il mérite tous nos égards et toute notre attention ?
Le Maître de Guilde était loin de faire passer son désir sexuel avant le pouvoir et l’argent. Il considéra donc Noir un long moment, se demandant comment il pourrait utiliser l’extraordinaire don de l’enfant. Il s’était ri de 6 adultes pendant presque une demi-heure, invisible à leurs yeux pendant tout ce temps dans une pièce exiguë et surpeuplée, ce talent devait pouvoir s’exploiter.
— J’ai une très bonne idée mon garçon. Tu vas aller voir mon Intendant à la caserne, dis-lui que tu es une nouvelle recrue et qu’il attende mes instructions sur ton affectation. Sache d’ores et déjà que tu as gagné un emploi de mercenaire. File avant que je change d’avis et surtout ne me trahis pas.
Noir acquiesça d’un hochement de tête et détala en boitillant. Il faillit faire demi-tour car il ne connaissait pas le chemin de la caserne mais il prit le parti de demander sa route en ville tellement il avait peur de retourner dans la chambre des plaisirs.
Cette partie de cache-cache avait sevré Achraf de toute envie de sexe. Il était épuisé. Son cerveau en revanche bouillonnait. Il avait, il le savait, beaucoup d’ennemis y compris dans la Guilde des Marchands. Il collectionnait par ailleurs une foule de débiteurs qui, euphémisme, n’étaient pas bons payeurs. L’idée d’Achraf était très simple, ce petit noir avait le don de se rendre imperceptible, autant l’utiliser pour aller cambrioler ou détrousser tous ces parasites qui lui pourrissaient la vie et enfin se venger d’eux de manière discrète. Il donna pour consigne à son intendant d’embaucher le jeune noir sans lui donner plus de précision sur sa mission. Il lui ordonna aussi d’adjoindre un de ses hommes au jeune noir, toujours sans aucune explication. Le tandem prendrait ses ordres directement du Maître de Guilde. Le rôle du soldat dans cette association était de monter la garde pendant les cambriolages ; ainsi si le petit se faisait surprendre pendant un de ses larcins, le soldat en question procéderait lui-même à l’arrestation, étant déjà sur les lieux du crime. Il pourrait par la suite libérer son prisonnier. Achraf s’en voulut de ne pas avoir envisagé ce procédé plus tôt car il s’avéra admirablement productif et accrut sensiblement la fortune du Maître de Guilde.
Pour répondre rapidement aux ordres, l’Intendant n’hésita pas longtemps et choisit Blanc pour faire équipe avec Noir. Les deux copains trouvèrent leurs nouvelles attributions extrêmement ludiques et quand ils se sauvaient dans les rues une fois leurs forfaits commis, souvent ils riaient de s’être fait peur ; comme le font les enfants. L’affaire du tanneur allait flétrir cette belle insouciance.
*
Les premiers rayons du soleil dardaient leur rouge à l’horizon quand les Inséparables regagnèrent le bivouac où l’Émissaire et ses sbires dormaient encore. À pas de loup, ils regagnèrent leur couche et calmant leur respiration, firent semblant de dormir près du feu désormais entièrement consumé.