LE CHEMIN DE LA MER -Chapitre 7 (2/2)

Une approche épistémologique

(fin)

— Bon continuons, proposa Daël. La connaissance du Nom de l’objet ou du sujet que l’on souhaite enchanter est le fondement de toute Magie.

C’était la première fois que le Vieux Sage rentrait dans le vif du sujet, Valentine prit sa mine la plus attentive, yeux étrécis, sourcils froncés.

— Pour lancer un sort il faut donc connaître son incantation évidemment mais il faut aussi savoir le Nom, le vrai Nom de la cible sur laquelle on veut le lancer. Ceci implique au préalable de maîtriser le sort qui permet de connaître le Nom de la cible.

— Donc pour lancer un sort il faut en connaître deux en réalité.

— Tout à fait Valentine.

— Si je poursuis le raisonnement, comme vous êtes Magicien du Temps cela veut dire que vous connaissez le Nom du Temps, alors ?

— Ce n’est pas aussi simple que ça mais c’est bien l’esprit de la chose, tu comprends vite. Vois-tu, chère apprentie, le Temps n’a pas un seul Nom mais une infinité. Pour obscurcir le tableau, le nom du Temps change avec le Temps car il a la particularité de se percevoir de façon logarithmique.

— Logari quoi ?

— Je t’ai expliqué tout à l’heure que j’adorais parfois jouer au Vieux Savant en employant des mots que personne ne connaît et que je ne suis pas sûr moi-même d’employer à bon escient.

— Que dois-je comprendre alors ?

— J’y viens, j’y viens, protesta le Magicien. Pour illustrer mon propos je vais utiliser un exemple facile à comprendre. Un enfant qui est né il y a 10 minutes aura besoin de seulement 10 minutes supplémentaires pour doubler le champ de son expérience. Tu es d’accord ?

N’attendant pas la réponse il poursuivit :

— Et toi, quel âge as-tu ?

— Un peu plus de 10 ans Maître !

— Combien de Temps te faudra-t-il pour doubler le champ de ton expérience ?

— 10 ans j’imagine.

— Exact, apprentie. Tu le vois donc bien, le Temps dépend de l’âge. Pour un nouveau-né, une simple année prend des airs d’Éternité, pour un vieillard comme moi une année n’est rien, l’année prochaine c’est demain. Plus on vieillit plus on a le sentiment que le Temps passe vite.

— Il doit passer drôlement vite pour vous alors Maître.

— Petite insolente, sourit Daël. Quel âge me donnes-tu au juste ?

— Je ne sais pas, laissez-moi un instant pour y songer.

A cette époque, vivre jusqu’à 50 ans relevait déjà de l’exploit et à 40 ans on était déjà considéré comme âgé. Pour une enfant comme Valentine, un adulte de 25 ans semblait déjà tellement vieux qu’elle hésitait à rendre son verdict de peur de vexer son Instructeur. Mettant fin à sa réflexion, le Magicien du Temps répondit à sa propre question :

— J’ai bientôt 800 ans.

— 800 ans ? C’est marrant je vous en donnais à peine 650.

Contente de sa blague, la gamine partit d’un grand rire, bientôt imitée par le Magicien. Celui-ci reprit tout de même vite son sérieux. Valentine un peu plus longue à se remettre de son hilarité, questionna son Mentor :

— Comment est-ce possible Maître ? J’ai bien entendu parler d’un homme à Val d’Ésire qui aurait atteint 75 ans, mais personne ne vit jusqu’à 800 ans !

— La Magie du Temps peut avoir quelques avantages, vois-tu ? Bon, assez ri. Pour terminer cette première phase de l’approche épistémologique, je vais te fournir quelques éléments supplémentaires et après tu feras la vaisselle et moi je l’essuierai. D’accord ?

L’air résigné Valentine acquiesça.

— Très bien. Reprenons. Comme je te l’ai dit le Nom du Temps change avec le Temps. Plus cela se passe loin de maintenant, dans le passé ou dans le futur, plus le Nom du Temps est long. La longueur du Nom exprime la durée. Par exemple la seconde qui vient de s’écouler a un Nom très court : Ar. Comme je te l’ai précisé, elle s’appelle Ar pour moi le Sorcier d’âge vénérable, mais pour toi jeune fille son Nom doit être fort différent. Le Nom du Temps dépend de celui qui l’observe. En outre dans mille ans, le Nom de cette même seconde sera probablement quelque chose du genre Berarne Kiopriugomaopu Kiommano Pratrido. Tu le vois dans cet exemple, avec l’évolution du Nom du Temps avec le Temps, on ne retrouvera plus Ar dans son Nom car dans mille ans on n’aura plus du tout la même perception de cette seconde, même si elle est figée pour l’Éternité – ou non. Pour cette raison, plus sa cible est lointaine dans le passé ou dans le futur plus la Magie du Temps est difficile à exercer.

A la moue dubitative de Valentine, Daël déduisit qu’elle n’avait pas tout compris. Il était peut-être allé un peu fort pour une première leçon.

— Bon, je crois que c’est suffisant pour aujourd’hui. Nous poursuivrons cette conversation ce soir. J’ai aperçu un petit ruisseau qui court à 100 pas d’ici. Ce sera l’idéal pour faire une bonne vaisselle.

*

Ce midi-là, Daël avait un peu forcé sur la nourriture. Il proposa donc à Valentine, une petite promenade digestive durant laquelle ils pourraient continuer leur discussion autour des limites de la Magie. L’air était un peu frais, mais c’était loin d’être désagréable. Le soleil disparaissait intermittemment derrière de gros nuages blancs et un léger vent soufflait dans leurs cheveux. Le sentier qu’ils avaient pris, bien que caillouteux, était très agréable et se transformait en charmille de loin en loin. Le Vieux Sage ignorait où leurs pas les menaient. Un sentiment de bien-être l’enrobait. Il aimait de plus en plus les discussions avec son élève qui pleine de curiosité, posait sans cesse des questions de plus en plus pertinentes au fil du Temps. Le sentiment lié au contentement de la transmission du Savoir était inédit pour le Mage. Il n’aurait jamais pensé qu’il serait aussi satisfaisant pour l’esprit de former une jeune personne. Il s’autorisa encore un moment de silence pour jouir de l’instant avant de poursuivre son exposé. Soudain, un hennissement de douleur le fit sursauter.

— Les chevaux !

Il fit aussitôt volte-face et se mit à courir à grandes enjambées vers leur campement. Valentine, un peu inquiète le suivit en trottinant. Le spectacle qu’ils découvrirent alors était horrible. Les deux chevaux gisaient sur l’herbe éviscérés, une des mules avait disparu, les deux autres encore vivantes étaient atrocement mutilées, lacérées profondément du garrot à la croupe : on pouvait voir leurs tripes. Les premières mouches avides se précipitaient déjà sur les dépouilles. Daël se saisit de son bâton et acheva les deux pauvres bêtes d’un coup violent derrière les oreilles. Il saisit d’un geste sec la main de Valentine et s’exclama :

— Viens vite, il faut fuir. L’ourse va revenir.

Abandonnant montures et matériel derrière lui, il galopa comme s’il avait le Diable aux trousses. Il tint solidement le poignet de son apprentie qui peinait quelque peu à tenir le rythme. Enfin, à bonne distance du carnage, ils s’allongèrent, essoufflés, derrière un talus au sommet duquel trônait un chêne majestueux.

— Ce doit être une femelle pour tuer autant de proies à la fois, fit remarquer Daël. Ses petits doivent avoir faim.

— Comment on va faire pour continuer sans les chevaux ? pleurnicha Valentine.

— Je pensais que les ours arboricoles avaient tous été exterminés. Décidemment, j’ai l’impression que quelque chose ne tourne pas rond : notre bon Roi Alcar ne s’occupe pas assez des affaires du Royaume. Ce laisser-aller est inadmissible. Bon, ne bouge pas d’ici petite. Je vais aller régler son compte à cette sale bête.

Le Mage se releva tranquillement, épousseta sa robe et d’un pas ferme retourna sur les lieux du massacre. Valentine n’était pas rassurée. Certes elle savait que son Maître se trouvait entre elle et l’ourse, elle savait aussi que son Maître était puissant ; mais s’il lui arrivait malheur, qu’allait-elle devenir ? Elle resta un long moment ainsi à envisager les pires hypothèses. Le ciel commençait à se couvrir, les nuages s’assombrissaient, les insectes se faisaient agaçants. La petite fille n’en pouvait plus de patienter, cela faisait déjà un quart d’heure que l’attente durait et chaque seconde qui s’écoulait l’inquiétait d’avantage. C’était interminable. Il allait falloir qu’elle questionne Daël à ce sujet : en effet pourquoi le Temps passait-il si vite parfois, alors qu’à d’autres moments il s’étirait à l’infini ? Comme tout un chacun, elle s’était déjà rendu compte de cet effet pervers du Temps qui compressait la durée des meilleurs instants et gonflait démesurément les périodes d’anxiété ou d’ennui. Avant sa rencontre avec le Mage, elle ne s’était jamais demandé pourquoi. C’était bien la preuve que les dernières semaines l’avaient changé. Elle avait toujours été une gamine éveillée et curieuse, mais désormais c’était différent, son Maître connaissait tellement de secrets qu’il n’y avait quasiment plus de limites possibles à son questionnement. Il n’avait peut-être pas réponse à tout, mais il était évident qu’elle apprendrait tellement plus avec lui que si elle était restée à la ferme. Cette pensée la ramena brusquement dans sa montagne près du col de la Grosse Perche et elle sentit une vague de nostalgie la submerger. Plus elle s’en éloignait plus elle songeait à ses parents, surtout le soir avant de s’endormir. Elle repensait alors au moment paisible du coucher ; sa Maman lui peignait doucement les cheveux en lui chantant des chansons de sa voix douce. Plus tard son Papa passait et l’embrassait sur le front. Dans ce moment d’angoisse, elle se rendait compte du confort et de la sécurité que lui apportait un entourage familial si bienveillant. Dans sa poche, elle caressa machinalement la boussole que son père lui avait offerte le jour du départ. Elle n’avait pas eu l’occasion de s’en servir. En revanche elle utilisait le peigne de sa Maman tous les soirs. Elle se sentit démunie, inutile, idiote et se dit une nouvelle fois qu’elle aurait mieux fait de fermer son bec ce jour-là au refuge du Sapin Mort. Elle serait restée là sans bouger, à se lamenter sur son sort si un brusque accès de courage ne l’avait saisie. Elle se dressa d’un bond, bien décidée à rejoindre Daël dans sa chasse à l’ourse. Elle préférait mourir à ses côtés que rester cachée derrière ce stupide talus à ressasser le passé. C’est ce moment que choisit le Vieux Sage pour revenir la chercher. Dans un élan incontrôlé, Valentine courut à sa rencontre, se jeta au cou du Magicien et le serra de toutes ses forces. Elle ne put contenir ses larmes.  Le Vieux Sage lui tapota l’épaule un long moment pour la consoler et les sanglots de Valentine finirent par s’enrayer. Il reposa l’enfant à terre et expliqua :

— Je n’ai pas pu récupérer grand-chose au campement. C’est un vrai désastre…

— Vous avez tué l’ourse, Maître ?

— Oui ! Et ses trois oursons aussi.

— Vous êtes vraiment très fort.

— Je n’ai pas grand mérite, c’était une jeune femelle. Un simple sort d’Étirement d’Anamnèse a suffi.

— Un sort d’étirement de quoi ?

— Anamnèse ! C’est très simple à expliquer même si c’est plutôt difficile à réaliser. J’ai trouvé assez naturellement le Nom du cœur de l’animal puis je lui ai appliqué le dit-sort. Ainsi le Temps s’est mis à passer beaucoup plus lentement pour l’organe, ramenant une simple seconde à une année. Un cœur d’ours bat aux alentours de 90 fois par minutes. La vitesse d’écoulement du Temps induite par le sortilège a ramené son pouls à une pulsation tous les quatre jours environ. L’ourse a donc vécu ce qu’on appelle communément un arrêt cardiaque. J’ai opéré de même avec ses petits.

L’apprentie regardait le Mage avec des yeux éperdus d’admiration et de reconnaissance. Sa peur et sa tristesse s’étaient envolées.

— Votre puissance est si grande mon Maître ! Vous pouvez battre facilement n’importe quel ennemi avec ce genre de Magie.

— Ne crois pas ça jeune fille. Le Nom du cœur des Hommes est bien plus complexe à déterminer et surtout beaucoup plus subtil à envoûter que celui d’une bête.

— Et pourquoi cela ?

— Non seulement, je te l’ai déjà expliqué, je ne suis pas un Magicien de l’Ordre de la Vie même si je possède de bonnes notions de cette science ; mais encore le cœur de l’humain est pollué par sa conscience d’exister et par ses émotions négatives comme l’ambition, la jalousie, la peur de la Mort…

— Je ne suis pas sûre de comprendre Maître.

— Le Nom du cœur de l’Homme varie en fonction de ses humeurs. Ce qui le rend parfois tout aussi difficile à discerner que le Nom du Temps. Il faut une très grande maîtrise de l’Art pour y parvenir.

— Plus vous m’expliquez les choses plus j’ai l’impression que la Magie est une science difficile.

— C’est tout l’intérêt d’une approche épistémologique, cela rend rapidement modeste chère apprentie. Bon et bien je crois qu’il va falloir se mettre en route. J’espère que tu aimes marcher, nous avons beaucoup de lieues à parcourir. Cet incident fort regrettable m’a obligé à revoir mon itinéraire. Nous allons faire un petit détour par l’Est, l’Est Profond comme on dit.

— Si loin que ça ?

— Oh ! Ce n’est pas si distant que tu le crois. Tu vois le petit bosquet là-bas ?

— Oui, très bien Maître.

— Eh bien il a poussé juste à la limite orientale du Royaume.

Juste à ce moment, la pluie se mit à tomber. Contrarié Daël pesta :

— Et voilà les pluies d’automne qui arrivent. Le chemin va se transformer en bouillasse. Il ne manquait plus que ça pour compléter le tableau.

— Qu’allons-nous donc faire dans l’Est lointain Maître ?

La pluie ruisselait déjà sur le visage du Vieux Sage saturant sa barbe d’eau.

— Nous allons passer voir un de mes très vieux amis, je suis sûr qu’il pourra nous aider.

— Un Magicien ?

— Non. Un Assassin. On l’appelle le Clown.


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par Anders Noren.

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