Site icon MES OBSERVATIONS POINT NETTES

HARCÈLEMENT

Pour la première fois de ma longue et ennuyeuse[1] expérience professionnelle je me suis fait harceler par mon supérieur hiérarchique. Tout finit par arriver ! Cela est advenu alors que j’exerçais mes talents au sein d’un très grand groupe français pour lequel je n’avais jamais travaillé auparavant.

Mon chef que nous appellerons Bertrand – ce n’est évidemment pas son vrai prénom – m’accueillit d’une poignée de main ferme assortie d’un franc sourire :

— Bienvenue au club !

Je ne pouvais pas deviner, après l’avoir seulement rencontré à l’occasion de deux entretiens de présentation, qu’il faisait partie d’une espèce redoutable que j’ai déjà évoquée dans un de mes posts : les faux gentils. Ce qui est étonnant avec cette expérience qui n’a duré que quelques mois, c’est qu’à aucun moment je ne me suis douté que j’étais harcelé, j’ai juste pensé que mon patron était givré – c’était peut-être bien le cas. Ce n’est qu’avec le recul que j’ai compris ce qui s’était passé.

Il faut bien dire que j’ai été assez insensible aux brimades de mon responsable, mieux, je lui opposais une farouche résistance. Même si l’aventure[2] s’est achevée par mon renvoi au bout d’une vingtaine de semaines – sur une mission qui aurait dû durer trois ans -, je pense avoir réagi de manière adaptée. Soyons d’accord, je n’ai pas grand mérite. Quand les faits se sont déroulés, début 2018, j’avais déjà plus de 30 ans d’expérience et n’avais aucun doute quant à ma connaissance des sujets abordés pour les avoir déjà traités à de nombreuses reprises et sous différents angles. En d’autres termes, avec mon niveau de confiance, il n’avait quasiment aucune chance de parvenir à me faire douter de mes capacités professionnelles ; ce qui est, du point de vue du « prédateur », de manière certaine, la meilleure façon de réussir un harcèlement dans les règles. Je savais que cela allait mal finir d’entrée de jeu, mais prudent, j’ai dépensé beaucoup d’énergie pour me faire virer sans que cela fasse trop de remous ; je savais que cela était inéluctable. Le patron de mon cabinet de conseil n’aurait pas apprécié de perdre un client de cette envergure et en aurait peut-être profité – double punition – pour me congédier. C’est pourquoi, dès le début, je levais des alertes quasi-quotidiennes.

En effet, ce qui est délicat quand on fait du conseil aux entreprises, c’est que votre chef de mission se trouve être aussi votre tout puissant client. Il peut décider d’un seul coup de fil de vous faire disparaître de la liste des cabinets référencés par son entreprise. Votre supérieur hiérarchique se trouve investi à la fois d’une totale autorité sur vous, tout en faisant peser une menace importante sur la boîte de conseil pour laquelle vous officiez, menace d’autant plus prégnante que le chiffre d’affaire que vous générez avec l’entreprise en question est important. Peu de clients utilisent ce levier pour s’assurer de votre totale soumission, mais il faut tout de même faire très attention. Seule l’expérience peut vous prévenir contre les salauds qui abusent de ce double rapport de force. Je pense encore aujourd’hui qui si j’avais eu 22 ou 23 ans au début de cette mission, j’aurais sûrement accepté de travailler 18 heures par jour, sans aucun résultat, sans aucune reconnaissance et fini sur une civière : burn out.

Mauvais début

Les premières vexations advinrent très tôt, dès le premier jour en fait. Sous le couvert d’une logistique défaillante, on ne m’offrit aucun matériel pour réaliser mon travail. Cela compliquait grandement mon entrée dans le vif du sujet. Ne pas disposer d’un ordinateur de la société pour laquelle vous faites du conseil n’est pas un problème insurmontable, on travaille sur celui que vous a prêté votre cabinet. Même si cela n’est pas très simple pour échanger des documents électroniques[3], on arrive à se débrouiller mais cela représente un poids supplémentaire. C’est un peu plus ennuyeux quand on ne vous offre pas de casier pour entreposer votre laptop ce qui vous contraint à vous le coltiner matin et soir dans le métro ; mais bon, encore une fois on s’y fait, même si cela représente un poids supplémentaire, au sens propre cette fois-ci. Ce qui est beaucoup plus grave, c’est de ne pas avoir de badge et donc pas d’accès aux locaux où vous êtes amenés à travailler.

— Oui, je suis désolé, ton pass n’est pas prêt. Le service des badges est apparemment un peu débordé et puis surtout, entre toi et moi, ils sont un peu en dessous de tout, si tu vois ce que je veux dire. Je viens de les relancer avec Brett[4] en copie. Ça devrait les motiver.

— Merci Bertrand.

Je n’avais aucune raison de douter de sa parole. Au demeurant, ce n’était pas la première fois en mission que ne j’avais pas tous les accès dès le premier jour.

— Ah oui au fait ! On a des problèmes de place ! Aujourd’hui tu peux t’installer là. Suis-moi !

Il m’emmena alors dans l’espace détente de l’étage et me dit de me poser sur la table où d’habitude les salariés s’assoient pour boire un café ou manger leur salade. Là, par contre c’était la première fois qu’on me faisait ce coup-là ; mais bon, j’acceptais de bonne grâce ce bureau qui n’en était pas un, à la guerre comme à la guerre, je n’allais pas jouer les divas dès le premier jour. Peut-être aurais-je dû ?

— Voilà, je te donne une clé USB sur laquelle j’ai copié tous les documents importants. Cela devrait t’occuper pour la journée. Je passe te voir demain matin. Bonne journée.

— OK Bertrand ! À demain !

Je dois avouer que les documents qu’il m’avait donnés n’étaient pas d’un grand intérêt. Une somme de platitudes et de généralités – du bullshit comme on dit – que des consultants s’étaient évertués à produire pour – mal – justifier leurs disproportionnés émoluments. Tous ces documents s’avérèrent bien inutiles. Je commençais vite à m’ennuyer et j’eus envie de fumer une cigarette. Je pris l’ascenseur mais me souvins une fois dans la rue que je ne pouvais plus rentrer dans l’immeuble ; je n’avais pas de badge. Ce n’était pas bien grave au demeurant, des tas d’autres toxicomanes étaient là aussi, tirant avidement sur leurs clopes entre deux réunions. Il s’en trouverait bien un pour me tenir la porte d’entrée. Je me dis aussi que cela allait être le même merdier pour aller déjeuner ce midi.

— Au fait, me dis-je, j’ai oublié de lui demander s’il y avait une cantine. Bon on verra. C’est le premier jour, au fur et à mesure, tous va rentrer dans l’ordre.

L’angélisme de mes débuts disparut bien vite. Bertrand me fit changer de place tous les jours. Dans un rayon d’environ un kilomètre, l’entreprise possédait des locaux et chaque matin je me vis attribuer une place différente, toujours sous le couvert d’une logistique défaillante. C’est ainsi que je me retrouvais installé au milieu d’une salle remplie de tarés occupants à trois l’espace réservé à une seule personne, tandis que le lendemain j’étais assis tout seul sur un immense open space. Ce qui était vraiment débilitant c’est que jamais je n’avais jamais de badge pour accéder à mes différents postes. J’étais à chaque fois obligé d’attendre que quelqu’un sorte de l’immeuble où je devais travailler ou que quelqu’un y rentre pour pouvoir à mon tour y pénétrer. Quant à la cantine, Bertrand me dit qu’elle était réservée aux internes, que les consultants n’avaient pas le droit d’y accèder.

Un matin, un meeting avait été organisé à 8 heures. Nous avions rendez-vous dans une salle de réunion près du bureau de Bertrand pour participer ensemble au « conference call ». « Physiquement », la réunion se tenait dans un site très lointain. J’arrivais devant notre immeuble à 7h45. Bien entendu, aucune entrée-sortie à cette heure matinale. J’attendais donc impatiemment que Bertrand pointe son nez. Sauf qu’il n’arriva jamais. Je lui envoyais alors un SMS auquel il répondit en me téléphonant :

— Oui, salut ! Finalement je suis allé sur place pour assister à la réunion !

— Mais Bertrand, je suis bloqué en bas du bureau !

— Je t’envoie le numéro du « call », tu n’as qu’à te connecter avec ton portable.

— Tu rigoles ?

— Non !

Il raccrocha. Premier acte d’insubordination, j’allais dans un bistrot boire un café. Je n’allais quand même pas rester dans la rue à me geler le cul pour assister à cette réunion à distance. Confortablement installé devant mon breuvage fumant, j’hésitais puis renonçais à composer le numéro qu’il venait de m’envoyer. Je n’allais pas rentrer dans ce jeu débile.

Cette réunion à huit heures fut le cas le plus difficile que j’eus à affronter. Ce qu’il m’a fallu supporter pendant plusieurs mois, c’est que je suis resté sans badge à attendre le passage d’un autre salarié qui par bonheur, entrant ou sortant, m’autorisait à pouvoir aller travailler.

Mauvais milieu

Tout ce que je vous ai décrit précédemment aurait pu être supportable si Bertrand ne s’était pas comporté comme un tyran avec moi. Quoique que je produise, cela n’allait jamais. Il réécrivait tout ce que je faisais, du plus anodin compte-rendu aux présentations au management qu’il me demandait de réaliser. Au début, j’acceptais de bonne grâce ses « critiques » car il fallait bien que j’apprenne les pratiques et les coutumes du service dans lequel je venais d’arriver. Toutefois, à force de recevoir chaque jour des directives différentes voire contradictoires ou un ordre qui était, dès le lendemain, réfuté par un contrordre, je finis par ne plus rien comprendre à ce qu’on attendait de moi. Je lui dis plus d’une fois, très sincèrement :

— Bertrand ! Je ne comprends pas ce que tu veux que je fasse !

— C’est pourtant très simple !

Et là il partait immanquablement dans des explications tellement fumeuses que je ne saisissais toujours pas ce qu’il voulait vraiment. Au bout de deux mois de ce régime, je n’en pouvais déjà plus et je savais que cela allait mal se terminer. Je provoquais donc une réunion avec le patron de mon cabinet et Bertrand, mon chef. Le but de ce meeting était de définir quels étaient au juste les objectifs de ma mission. Dans un café bondé d’étudiants, Bertrand édicta ce qu’il attendait de moi on ne peut plus clairement, pour une fois. Poignées de mains, sourires.

— On se revoit dans trois semaines pour faire un point ?

— D’accord !

Dès le lendemain, ce qui avait été convenu la veille était déjà remis en question et les objectifs définis hier n’avaient déjà plus lieu d’être.

Le cauchemar continua donc, et durant cette période, je produisais, à la demande de Bertrand, beaucoup de slides sous PowerPoint mais là encore cela n’allait jamais. Au-delà du fond, la forme était systématiquement critiquée. Quelques exemples :

— Le titre du slide n°2 est décalé de deux millimètres par rapport à celui du slide n°1. Tu ne sais pas faire des slides ?

Ou bien encore

— Franchement sur ton slide les couleurs ne sont pas terribles !

— C’est un brouillon !

— Et alors ? Je veux que tes slides soient aussi beaux que des Vermeer. Si je n’avais qu’une recommandation à te donner ce serait celle-là !

J’ai compris à ce moment là que quelque chose ne tournait pas rond. Je n’allais quand même pas passer trente heures à réaliser un slide… J’avais été embauché parce que j’étais un spécialiste de la Big Data pas un spécialiste des slides. Il n’avait qu’à prendre un stagiaire.

Mauvaise fin.

Quatre mois s’étaient écoulés depuis le début de ma mission et ce matin-là Bertrand était en retard. Je discutais avec l’assistante du service, une jeune femme fort sympathique. Je lui expliquais mon problème de badge qui ne m’autorisait pas à circuler comme je le souhaitais entre les différents bureaux.

— Tu aurais dû me demander plus tôt me dit-elle. J’ai plein de badges dans ce tiroir.

Effectivement, elle ouvrit un tiroir rempli de badges et m’en donna un qui se révéla sésame pour tous les endroits où je devais me rendre.

— Ce n’est pas à ton nom mais ce n’est pas grave. Tout le monde en a un ! C’est déjà tellement compliqué de travailler avec tous ces sites. En plus si tu mets de l’argent dessus tu peux manger à la cantine ou t’en servir sur les distributeurs de boissons.

Là je suis effondré !

— Au fait on ne te voit pas beaucoup ici. Pourtant j’avais réussi à te trouver une place là-bas, juste à côté de Bertrand. Pourquoi tu n’y viens jamais ? Tu n’as que des réunions à l’extérieur ?

Là, je suis achevé !

— Merci Cindy[5] ! J’imagine que tu as aussi commandé un laptop pour moi !

— Comment ça ? Bertrand ne te l’a pas donné ? Il est dans l’armoire, là, juste à côté de la porte.

— Et un téléphone ?

— À la place que je viens de te montrer !

Je la remercie et m’en veux de ne pas avoir songé à discuter avec Cindy plus tôt. D’un seul coup je vois plus clair. Bertrand depuis le début me balade. Trouvant enfin ma place je décide donc de lui opposer la plus ferme inertie. Depuis le premier jour, il se fout de ma gueule et me handicape dans mon travail. J’ai aussitôt arrêté de travailler, en prévenant mon cabinet bien sûr ; c’est assez drôle quand on y songe car d’un seul coup j’avais tous les moyens à ma disposition pour parvenir à réussir ma mission.

Le « On se revoit dans trois semaines » n’a jamais eu lieu. Bertrand me vira la veille de ce rendez-vous. Je n’ai pas, comme je l’ai déjà dit, bien compris ce qui se passait sur le moment mais aujourd’hui avec le recul, j’ai bien compris que ce qui m’est arrivé relevait du harcèlement. Apparemment le modus operandi de mon tortionnaire correspondait tout à fait à ce que j’ai pu lire depuis sur internet à propos des harceleurs. Ce que je ne comprends vraiment pas toutefois c’est pourquoi on fait subir tout cela à quelqu’un qui est venu en renfort, pour vous aider. Loin de lui en vouloir, je souhaite sincèrement à Bertrand qu’il trouve un remède à sa psychose.

Observation suivante

Observation précédente


[1] Lire La beauté du geste

[2] Je ne peux m’empêcher de parler comme Monsieur Borriaud

[3] Cybersécurité oblige.

[4] Notre N+2 qui ne s’appelait assurément pas Brett

[5] Elle ne s’appelait pas Cindy évidemment 🙂

Quitter la version mobile