Ridicules
Je voulais commencer cette observation par un petit syllogisme assez connu mais qui me fait toujours sourire.
Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, dirait Nietzsche
Or le ridicule ne tue pas, dirait l’autre
Donc le ridicule nous rend plus fort.
J’ai eu finalement assez peu d’occasion de me sentir vraiment ridicule dans cette longue et belle vie, toutefois comme à beaucoup d’entre nous, cela a bien fini par m’arriver à quelques reprises. Je ne suis pas sûr que j’en sois sorti plus fort mais il est clair que je n’en suis pas mort ; la preuve, je vous en parle à présent. Toutefois, il me semble que le ridicule de la société moderne a nettement plus d’intérêt à être étudié que mes pauvres ratages qui finalement n’ont pas eu bien grande conséquence.
Je commencerai bien sûr par Karl Marx – je suis économiste, je connais un peu le sujet. Mon but n’est pas de démontrer à quel point la dérive historique de son point de vue a conduit aux atrocités que l’on connaît mais à quel point son faible pouvoir de discernement et son immodestie l’ont fait prétendre à une indiscutable universalité de son propos alors même qu’il était incapable de mesurer correctement la cible de son étendue. Entendons-nous bien, dans l’Esprit, le marxisme est tout aussi respectable que toute religion, mais malheureusement ses principaux zélateurs n’en sont pas restés à l’Esprit du texte du Maître, mais ont voulu enfermer leurs contemporains dans sa Lettre ; comme c’est souvent le cas pour toutes les croyances dont le principe est fondé sur un Livre. Là où Karl pressentait une gangrène marxiste se répandre dans les pays où l’industrialisation était assez ample pour y trouver un prolétariat favorable à son développement, le communisme ne s’est développé de manière totale que dans les pays « agricoles », comme la Russie et la Chine. Ce n’est déjà pas si mal me direz-vous, mais cela a conduit à l’échec de son idéologie car cela n’était pas à ces endroits qu’elle aurait dû prendre ses racines, si l’on suit son raisonnement. Je vous l’accorde, il s’agit ici de tragique plus que de ridicule ; mais à notre époque cynique, ces mots ne sont-ils pas synonymes ?
Aujourd’hui, il n’y a plus de communiste dans les pays occidentaux, sauf à la frange, là-même où le Maître en avait prédit la prolifération ; c’est pourtant bien maintenant qu’on en aurait bien besoin. Les valeurs de partage dont était parée cette idéologie auraient pu être le creuset d’une nouvelle donne politique ; et c’est bien maintenant alors que l’on est arrivé à nouveau au bout d’un modèle de société qui n’a plus aucun sens pour beaucoup, que Marx et ses idées auraient pu nous sauver du chaos total. Malheureusement, entretemps la pensée de notre illustre économiste a été tellement dévoyée et vilipendée que plus personne ne peut –veut – plus espérer y trouver une solution à la misère actuelle.
Vous devez me trouver bien injuste de me voir m’attaquer au pouvoir de jugement d’un type qui est mort depuis bien longtemps[1]. Pour ma défense je dirais que, même si la crise actuelle ne lui est pas entièrement imputable, il est en grande partie responsable de ce qui nous advient et mérite à ce titre d’être ramené à un niveau de mépris satisfaisant pour l’esprit : ridicule.
Vous allez penser que j’en veux au papa du communisme et à ceux de ses enfants qu’on appelle depuis la gauche, mais j’ai exactement les mêmes idées en ce qui concerne Adam Smith[2], le papa du libéralisme. Cet idéaliste qui était persuadé que l’ambition des hommes avaient des limites, principes édictés par sa propre morale angéliste ; lui qui avait escompté qu’à partir d’un certain niveau d’enrichissement, la fortune des fortunés allait ruisseler sur les pauvres : « la main invisible ». Quelle belle connerie ! Il suffit d’examiner Forbes et son classement débile de milliardaires pour s’en rendre compte. Je pardonne, car je suis magnanime, à ce bon vieil Adam, perdu dans ses limbes du 18ème siècle où le poids moral de la religion exerçait encore un certain biais sur les raisonnements économiques. En revanche je ne pardonne rien à son relais spirituel, Schumpeter, et à son idée de génie : la destruction créatrice ; et à tant d’autres idiots qui ont porté ce flambeau infâmant depuis : ceux qui vous crachent à la figure que l’économie a horreur du vide ou que tout finit par s’équilibrer par le tout puissant marché et ses prix. Ils omettent volontairement le temps que cela prendra et le tribut que les humains auront à payer pour que leurs prédictions simplistes se réalisent.
S’ils vous ennuient dites-leur donc :
— Va donc au Darfour, pour voir si l’économie a horreur du vide !
Ou posez-leur une devinette :
— Combien faut-il de schumpétériens pour changer une ampoule ?
— Aucun ! Le marché s’en chargera !
Ridicules !
*
Ce qui est encore plus ridicule de nos jours, c’est que nos politiques conseillés par des exégètes des textes anciens, continuent à nous sortir la même rengaine, la même salade depuis ces temps immémoriaux où les économistes étaient des notables – des économistes distingués – ne possédant du « peuple » qu’une définition qu’ils avaient trouvée dans le dictionnaire – quand ils prenaient la peine de la chercher – et avaient du travail et des travailleurs une notion des plus vagues, n’ayant jamais « travaillé » pour la plupart.
L’économie change et change de plus en plus vite, que le veuillent les économistes keynésiens ou les économistes classiques. Faut-il favoriser les entreprises en allégeant leurs charges ou favoriser les travailleurs en leur donnant du pouvoir d’achat – baisser leurs impôts ? En d’autres termes qui va payer le cadeau de l’autre ? Tout cela n’a plus aucun sens désormais.
Il y a moins de 10 ans personne n’avait jamais entendu parler d’Uber ou d’AirB&B. Aujourd’hui, ces deux enseignes – et j’en oublie des centaines d’autres, je les citais pour l’exemple – taillent en pièce le tissu économique car elles se trouvent plus adaptées et plus flexibles à la demande d’une part et qu’elles bénéficient – temporairement ? – d’un vide juridique quant à leurs statuts d’autre part. Les théories économiques du 19ème et a fortiori celles du 18ème siècle ont de fait perdu tout esprit, car à l’époque, le tissu productif de la société était stable et à de rares exceptions près le commerce et l’offre de service restaient majoritairement locaux. Ce sont pourtant, aujourd’hui les seules réponses que sont encore capables de proposer nos hommes politiques. Ridicules !
Ce changement de paradigme qu’aucun d’eux n’a su prévoir, devrait pourtant être au cœur des débats depuis bien des années. Simplement, il ne s’en trouve aucun pour avoir le courage de balancer le sujet sur le tapis. Ils en sont encore – schumpétériens – à prétendre qu’ils vont inverser la courbe du chômage, car, c’est certain, la révolution numérique va effacer des millions d’emplois, mais par le truchement de la destruction créatrice de leur maître à penser, en créer encore bien plus. Par magie ! Ils sont d’autant plus ridicules que pas un ne maîtrise le sujet numérique et je pense qu’on pourra attendre encore longtemps leurs idées à ce sujet. Et plus que tout quel en sera le prix ?
Pour finir, depuis toujours, ce sont les mêmes que nous voyons et que nous réélisons à notre tête. En rupture, je vous l’accorde, Macron est arrivé ; mais en quoi au bout du compte diffère-t-il de ses prédécesseurs ? Peut-être que le ridicule rend plus fort au bout du compte.
Je suis un peu en colère !
[1] 1883 pour être exact.
[2] Mort en 1790
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