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LE CHEMIN DE LA MER – Chapitre 08 (2/3)

Les Vœux de Romary

(deuxième partie)

De mémoire de Delphinoportain on n’avait jamais vu pareilles festivités. Seul le dernier jubilé du Roi Alcar aurait pu rivaliser avec un faste pareil ; au demeurant Clorinde s’était grandement inspirée de cet événement pour concevoir la cérémonie de son fils.

Rendez-vous avait été donné aux invités dans la demeure des Brunon pour un en-cas matinal. Il avait été bien précisé que chacun soit rendu sur place au plus tard à huit heures trente car le départ du cortège était prévu pour dix heures. Le château des Brunon était pourvu d’une immense cour d’honneur ; les fiacres commencèrent à y déposer les invités dès l’aube. Bien en fit aux lève-tôt car à peine une demi-heure plus tard une confusion indescriptible régnait à l’entrée du château. Carrosses, cabriolets et berlines se retrouvèrent enchevêtrés dans un ballet indescriptible tant le flux de convives avait grossi brutalement. Alarmée par les cris de charretier des cochers et postillons, Clorinde, qui n’avait pas dormi de la nuit, fut contrainte de dépêcher de la main d’œuvre supplémentaire pour remettre un peu d’ordre dans ce chaos. Cela n‘arrangea guère son humeur déjà massacrante. Par bonheur les trois valets qu’elle avait envoyés pour régler la circulation firent un excellent travail. Ils placèrent tout d’abord des barrières en cercle au centre de la cour. Ensuite se plaçant à l’entrée, ils contraignirent les nouveaux arrivants à passer à droite. Ils firent de même avec ceux qui avaient déjà déposé leurs maîtres ou clients et les obligèrent à sortir à l’opposé. Ainsi le trafic fut rapidement régulé et le calme indispensable à la dignité de l’événement revint. Clorinde rassurée put enfin retourner à ses occupations. Elle tendit le cou vers le ciel. Le soleil brillait dans un ciel sans nuage. Ce bon présage ne la rassura pas pour autant :

— Pourvu qu’il ne se mette pas à pleuvoir maintenant, se dit-elle.

Pour saluer les invités et les remercier d’être venus, Clorinde rejoint prestement le Maître du Protocole qui accueillait les convives sur le perron du château. D’une voix claire et distincte celui-ci annonçait noms et titres de chacun.

— Monsieur et Madame le Prince d’Amerbur ! Monseigneur Loret archevêque de l’Ordre Childéricien ! Monsieur le Comte de Coricor ! Monsieur Ammar Chef de la Guilde des Marchands de Makfik !

Pour ce petit-déjeuner à caractère informel, il avait été jugé qu’aucun ordre de préséance ne serait respecté, pour donner ainsi plus de libertés aux invités quant à leur heure d’arrivée. Le cortège qui s’ébranlerait plus tard se plierait en revanche à cette stricte règle. Il est certain qu’une telle concentration de riches et puissants de ce Monde pouvait donner des idées à plus d’une bande de malfaiteurs, aussi une grande partie du budget avait été réservée à la sécurité. Fort discrets, les soldats de la petite armée qui avait été constituée s’étaient postés aux différents points critiques à l’extérieur comme à l’intérieur du château. De surcroît les dignitaires présents possédaient eux-mêmes des gardes du corps ; ils vinrent gonfler les rangs de la troupe déjà formée. Sous les ordres du Capitaine Benoît, un retraité de l’Armée Royale qui avait encore fière allure et dont la spécialité était le combat rapproché, l’unité de protection était bien encadrée.

Les invités défilaient patiemment devant le Maître du Protocole qui un à un les annonçait. Clorinde trouvait un mot gentil pour saluer chacun, ensuite des domestiques les accompagnaient au salon d’été où les attendaient Onésime. Chacun des convives s’était évidemment vêtu de ses plus riches parures et même si cela n’avait aucun caractère obligatoire, la grande majorité des hommes portaient cravate et gants, tandis que les femmes arboraient chapeau et voilette. On pouvait sans effort deviner le rang et la fortune des hôtes des Brunon. Satin, velours, taffetas et bien entendu, de la soie à profusion, inévitablement : ne se trouvait-on pas dans la capitale de la soie ? On était émerveillé ici, par ce veston augmenté de broderies au fils d’or et de platine d’une finesse exquise, là, par cette robe de brocart aux motifs chamarrés rehaussée d’un col en fourrure de zibeline. On ne savait où donner de la tête dans une telle farandole de couleurs et de grâce : vers ce chapeau piqué de centaines de plumes de perroquets ou bien vers ce corsage suggestif qu’on aurait cru tissé en toile d’araignée ? Vers ces escarpins si transparents que celle qui les portait donnait l’impression de marcher sur un nuage ou vers ces gants de peau qui changeaient de couleur en fonction de la lumière ? Il était manifeste que de nombreux vêtements étaient enchantés, mais chacun semblait s’en accommoder en prenant son air le plus blasé, comme si tout ce spectacle était des plus naturels, des plus courants, des plus banals. Le scintillement féerique des diamants, émeraudes et rubis devenait par moments aveuglant et malgré l’absolue clarté du salon d’été en ce beau jour leur flamboyance accroissait encore la lumière du jour.

Le ravissement ne s’arrêtait pas au plaisir des yeux, mais s’étendait aussi à celui du nez : parfums merveilleux de l’Est Profond : patchouli, ylang-ylang, jasmin, fragrances subtiles des Terres Australes : myrrhe, musc, benjoin et cannelle se mêlaient dans l’atmosphère sans jamais importuner les narines. Au contraire toutes ces senteurs semblaient se marier en une merveilleuse et douce harmonie qui transportait l’odorat. Seul un puissant sort d’Alchimie pouvait produire un tel effet car certaines des invitées, on peut le dire ainsi, s’étaient un peu laissées aller sur la posologie « raisonnable » de parfum à employer.

Les convives s’assemblaient petit à petit autour du merveilleux – on s’en doute – buffet conçu par Clorinde. Des serveurs en livrée proposaient boissons et mets délicats. Fruits exotiques fraîchement pressés, café et thé coulaient à flot ; pâtisseries délicates, dragées, petits fours salés et sucrés, étaient disposés sur des soucoupes de porcelaine fine. Pour les plus affamés, on avait prévu des assiettes de charcuterie et de fromages servis avec des œufs brouillés et du pain frais. Malgré une apparente simplicité, on était bien loin des casse-croûtes rustiques. Les charcuteries étaient issues de porcs aux pedigrees impressionnants, nourris de glands provenant du très rare chêne à bosse, qui ne poussait qu’en très haute altitude là où d’habitude il ne reste que sapins. Les fromages étaient fabriqués avec des laits exceptionnels : lait d’auroch, lait de chamelle et beaucoup plus rare lait de capricorne. Les œufs brouillés avaient été réalisés à partir de pontes d’oiseaux dont l’espèce était presqu’éteinte comme la grue arc-en-ciel, la cane de roche ou l’autruche naine à tête bleue. Le pain lui-même n’échappait pas à cette surenchère de luxe. Le froment qui avait servi à la composition de sa pâte trouvait son origine dans les cultures des hauts plateaux de Terres Australes.

Une fois leur choix opéré, les convives s’installaient par affinité autour des tables aux nappes blanches dressées pour l’occasion. Les serveurs s’empressaient alors d’apporter leurs commandes aux illustres invités. Enfin, confortablement installés pour leur repas, ils pouvaient entamer la conversation.

Incorrigible, Onésime avait profité de l’occasion pour convier à la cérémonie de nombreux clients ou relations d’affaire :

— Mon cher Achraf, vous êtes bien aimable d’avoir fait tout ce chemin depuis Makfik.

— Je n’aurais manqué cette réception pour rien au Monde, mon cher Onésime. Selon vous depuis combien de temps sommes nous en affaire ? Vingt ans ? Vingt-cinq ? La durée de notre commerce ne fait-elle pas de nous des amis ?

— J’en conviens bien volontiers mon ami !

— À ce propos, reprit le Maître de Guilde, vous vous souvenez de cette offre d’association que je vous avais faite, il y a deux semaines de cela ?

— En effet ; mais je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir ! Vous savez le labeur, les rendez-vous qui s’enchaînent…

— Je vois très bien ce que vous voulez dire, répondit Achraf avec un sourire malicieux. Cela tombe très bien que vous n’ayez pas eu le loisir d’y songer car je me vois malheureusement contraint de revenir sur cette proposition.

— Ah bon, interrogea Onésime étonné ?

— Quelques difficultés de caisse, temporaires je l’espère, me contraignent à réduire mes investissements et de fait à limiter mes prises de participation. Croyez bien que je le regrette car votre entreprise est un des fleurons, si ce n’est le fleuron du Royaume ; et c’eût été un grand plaisir de pouvoir m’associer avec un homme tel que vous, mon cher Onésime.

— Vous êtes trop aimables, Maître Achraf. Mais vous disiez avoir quelques difficultés de caisse ? Peut-être puis-je vous dépanner ? De combien avez-vous besoin ?

— Votre offre m’honore, mon cher Onésime, mais je suis en train de me séparer de quelques- unes de mes possessions et le problème devrait être vite réglé. Quoiqu’il en soit merci de tout cœur. Je parlais d’amitié tout à l’heure, en voici certainement une belle démonstration.

Le Maître de Guilde mentait quant à sa situation, bien évidemment. Ses coffres regorgeaient d’or ; mais à la lumière des événements récents, il avait changé d’avis quant à sa prise de participation. Si ses informations étaient exactes, cela ne valait plus la peine d’investir dans les circuits de distribution de custodes. Il était même peut-être temps de désinvestir. Cette pensée l’amusa.

— Je vois que vos récents déboires ne vous ont pas fait perdre le sourire mon cher Achraf.

— C’est le plaisir de votre compagnie qui me rend heureux mon ami.

*

Au même moment, dans sa chambre, Romary, qui devait rester invisible jusqu’à son entrée dans le Temple, finissait de se préparer pour la cérémonie – ou plus exactement on finissait de le préparer. Deux servantes, dont la jeune femme rousse qui lui avait apporté son souper, avaient lavé le jeune homme, l’avaient séché, avaient oint sa peau d’huile bénie et s’évertuaient à lui enfiler son aube blanche, symbole de l’enfance. S’évertuer est bien le verbe qui convient, car comme un animal rétif, le jeune homme n’y mettait vraiment aucune bonne volonté, pire, par pur caprice celui-ci se débattait. Depuis le matin Romary ne faisait pas beaucoup d’efforts pour se rendre agréable ; dès le réveil, il n’avait cessé de grogner. La rouquine qui supportait ses humeurs – et celles de sa mère – depuis la veille, était épuisée et sentait une grande colère monter en elle. En fixant la lanière d’une de ses sandales blanches, par mégarde, elle pinça légèrement la peau de son Maître qui réagit par une ruade violente. La servante bascula sur son séant et mortifiée se mit à pleurer. Romary quant à lui s’esclaffa de voir la pauvre fille ainsi ridiculisée. A bout de patience celle-ci hurla :

— Vous êtes méchant ! Débrouillez-vous tout seul avec vos slaches ! Je rends mon tablier ! J’en ai plus qu’assez de cette maison de fous ! Adieu !

Joignant le geste à la parole, elle sortit et claqua la porte violemment. Le maître d’Étiquette et le professeur de Maintien de Romary patientaient silencieux dans l’antichambre. Ils attendaient l’un comme l’autre que l’adolescent soit prêt avant de lui donner les derniers conseils d’usage en ces circonstances. Une douce somnolence les avait gagnés petit à petit. Il faut préciser qu’outre sa température agréable, la pièce était pourvue de fauteuils profonds dont le confort était une vraie invitation à la sieste. La rouquine qui, comme une furie, traversa la pièce à grandes enjambées eut tôt fait de les tirer de leur torpeur. Surpris, ils se levèrent d’un bond et faisant grincer leurs vieilles articulations coururent dans la chambre du petit Maître. Ils le trouvèrent assis sur son lit, comme en état de choc. Il marmonnait, les mâchoires serrées :

— Personne n’a le droit de me parler de cette façon ! Je vais faire fouetter cette petite garce !

— Calmez-vous Maître Romary ! Ne vous laissez pas gagner par la colère. Surtout pas un jour comme celui-ci, l’exhorta le professeur de Maintien !

— Je suis d’accord avec mon collègue surenchérit le maître d’Étiquette. Il faut que vous restiez concentré jusqu’à la fin de la cérémonie. Que vous a-t-elle donc fait pour vous mettre en un état pareil ?

— Taisez-vous tous les deux, espèces de vieux barbons, aboya Romary. Voilà bien trop longtemps que vous me dites ce que je dois faire. Cette époque est finie, je suis un adulte ; et je vous promets que je vais retrouver cette salope et lui faire passer un sale quart d’heure.

L’autre servante qui avait procédé à la toilette de Romary s’était blottie dans un coin de la chambre. Ses jambes flageolaient sous elle. Romary la prit à témoin :

—  Tu as bien vu et entendu ce qui vient de se passer avec ta collègue ?

Muette de terreur elle se contenta de hocher la tête.

— Son nom ! Quel est son nom ?

— Paulette, répondit timidement la servante !

— Paulette comment ? Elle n’a pas de nom ?

— Paulette Bliaux !

Les deux précepteurs de Romary n’osaient plus intervenir de peur de devenir à leur tour la cible de la colère du jeune homme. Maintenant celui-ci réfléchissait et ce qu’on pouvait lire sur son visage renfrogné ne présageait rien de bon. Le silence dura un long moment quand enfin, apparemment parvenu au bout de son raisonnement, il soupira. Ses traits se détendirent et retrouvèrent leur grâce juvénile. D’un ton ferme il ordonna :

— Très bien, je suis prêt pour la cérémonie. Allons-y !

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Chapitre 1

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